Les objets technologiques mettent parfois des années pour révéler les domaines sur lesquels ils agiront et quelles nouvelles applications ils inspireront. L’innovation n’est pas dans la seule technique mais aussi dans ce que l’on en fait, parfois, en la détournant de son objet initial. Il est offert à tous de pouvoir trouver des domaines nouveaux d’utilisation des techniques pour gagner en création de richesses. Mais le pire des fléaux, c’est d’attendre des techniques qu’elles puissent résoudre des problèmes d’organisation et de ne pas comprendre les retombées stratégiques et politiques de leurs applications sur les marchés, les métiers, les économies nationales.

Autrefois cantonnées dans quelques ateliers, dans un centre informatique, les TICs désormais omniprésentes affectent tous les métiers. La révolution copernicienne en cours est moins le fait d’une technique particulière que la résultante d’une présence massive en général. Malheureusement alors que le poids stratégique des TICs ne cesse de croître dans les organisations, dans la création de richesses, dans la compétitivité, dans la qualité de la vie et la formation, la faible culture technologique des dirigeants d’entreprises et des politiques reste problématique. Il reste difficile pour un élu, pour un juriste, pour un économiste ou un juge de peser concrètement les différents aspects d’un dysfonctionnement quelconque s’ils n’ont pas une bonne culture technique de leur époque. Aussi le danger est grand de rester des analphabètes techniques et d’abandonner le pouvoir à des technologues avec le risque de quelques belles catastrophes à la clé (nucléaire ?). L’ingénieur à l’abri de la conception technique, croit pouvoir s’affranchir de l’impact des artefacts qu’il met en place en ignorant, hors les caractéristiques fonctionnelles de son œuvre, les effets de la technique sur l’environnement, les transformations qu’elle implique le plus souvent dans les organisations sociales. De telles affirmations bien sûr le révoltent, mais il n’échappe pas à la propension naturelle que nous avons à chercher l’assentiment et l’harmonie avec ce qui nous est le plus proche, ici son corpus professionnel, plutôt que d’affronter la société ignorante de la chose technique. Et puis quoi de plus normal, n’a-t-il pas la légitimité donnée par le pouvoir politique ou par la direction de l’entreprise? Car face à cette surenchère technologique, le personnel politique comme les dirigeants d’entreprises, ont du mal à faire un pont entre le monde technique, la pensée politique et la vision stratégique. En sortant la technologie des seules mains des techniciens, les responsables politiques sont confrontés à de difficiles décisions qui, du recyclage des déchets nucléaires à l’utilisation d’Internet pour les écoles, les obligent à anticiper au moins autant qu’à gérer les tensions ou les problèmes  du moment. Mais ont-ils seulement une idée de ce que seront les organisations et les services de l’Etat dans les vingt ans à venir? Savent-ils imaginer quelles seront les priorités et les gisements de valeur offerts par ces Tic aux entreprises dans les dix ans à venir ?

Plus que la contagion technique c’est l’accès à la connaissance organisationnelle qui devient un facteur de progrès. La contagion technologique en Europe ne répond pas à un modèle unique et homogène. Cela reste vrai pour nous, cette fois dans les différents secteurs professionnels: on ne parle pas d’informatique de la même façon avec un ferrailleur et un pharmacien. Par contre à tous, on leur parle de nouvelles façons de s’organiser, de penser leur business, leur travail. L’état de la technique en soi ne suffit pas à transformer une organisation. Dans une entreprise la quantité d’investissement technologique n’est pas une condition suffisante pour assurer son décollage si elle n’est pas associée à un projet d’organisation clair, à des objectifs de création de services à valeur ajoutée… et rentables. Il est pour le moins instructif d’entendre un dirigeant d’une compagnie américaine constater que si le personnel des sociétés françaises est d’excellente qualité, c’est la qualité des organisations américaines qui fait désormais la différence. Les TICs restent pour une majorité d’entreprises une façon de dégager du résultat par des gains de productivité plutôt qu’une façon de dégager de la valeur ajoutée supplémentaire. Ce sont elles qui souffriront le plus en matière de destruction d’emplois[1]. L’introduction de nouvelles techniques dans la société comme dans l’entreprise, exige nombre d’améliorations y compris de transformer les organisations pour tirer le meilleur parti du progrès proposé. En 1986, l’AFCET[2], a lancé une première grande journée de réflexion sur l’impact de l’informatique et de la bureautique sur les grandes administrations françaises. Il ressortit clairement des débats que les gains d’efficacité et de productivité constatés étaient moins le fait des techniques installées que de l’occasion donnée aux services concernés de repenser les façons dont ils travaillaient. En d’autres termes, la productivité venait bien de l’acte organisationnel qui accompagnait l’introduction des techniques bureautiques et télématiques dans les services.

Déficit organisationnel: le progrès technique confisqué par la technostructure. Une majorité de dirigeants a avoué ne rien comprendre à l’informatique et ne pas s’en soucier pour autant alors que le golem technologique restait craint par une majorité. Le regard porté sur la technologie était d’autant plus méfiant que les opportunités offertes par celle-ci ont le plus souvent permis de réduire la masse salariale en se débarrassant du plus de gens possibles. L’acharnement technologique a été l’occasion de graves désillusions. Les besoins en personnels à forte intensité de connaissance augmentaient les frais généraux et les coûts salariaux, le tout « mangeait » les maigres gains obtenus. Au bilan, masse salariale et budget informatique croissaient parallèlement[3]. On s’apercevait, mais parfois bien tard, que les apports technologiques devaient leurs limites à la faiblesse des apports organisationnels. « Nous savons gérer les organisations. Nous savons gérer la technique. Nous ne savons pas gérer l’interaction des deux[4] » soulignait Bruno Latour en analysant le cloisonnement entre les disciplines scientifiques, techniques et de gestion d’entreprises. A partir des années 1970, la prédominance de l’informatique sur l’ensemble des actes de gestion de l’entreprise avait renvoyé dans les profondeurs du classement une fonction organisation traditionnelle et, dans bien des cas, incapable de comprendre ce qu’était et ce qu’apportait l’informatique. Discrédités le plus souvent par leur incompétence en informatique, les organisateurs furent supplantés sans grand mal par une fonction informatique dominatrice et sûre d’elle même. Aussi verra-t-on paradoxalement les sciences de l’organisation survivre par le bais des sciences sociales en tant que systèmes politiques, les informaticiens s’emparant des sciences dures, logiques, fonctionnelles. Bien évidemment tout ceci aboutira à dissocier la gestion du chiffre de la gestion des hommes, et le fonctionnement des systèmes de données de celui des connaissances. Ce que résume à sa façon un grand cadre de banque en remarquant que les millions injectés dans ses réseaux d’ordinateurs n’ont pas encore permis à son équipe d’améliorer la communication avec ses partenaires dans l’ensemble de ses services.

Le coût du changement organisationnel est devenu plus important que l’investissement technique. La raison toute prosaïque qui va relancer les métiers de l’organisation sera le constat que le coût de transformation des organisations devient bien plus élevé que celui des investissements techniques. S’apercevoir que ces coûts peuvent représenter jusqu’à quatre fois celui du poste de travail fait réfléchir les directions d’entreprises. Pour peu que certaines aient eu la curiosité de faire le calcul de leurs dépenses cumulées sur les trois dernières années rapportées au nombre de personne concernées dans leur entreprise, on peut être certain qu’elles ne refuseront pas l’idée d’associer un organisateur à la réduction du coût des transformations de leurs organisations. Tout concept un peu novateur met très longtemps à s’infiltrer dans les organisations. Des dizaines d’années peuvent être nécessaires. Une innovation technologique peut-être implantée alors que certains usages de cette dernière peuvent attendre longtemps avant de faire bouger une organisation. Les rythmes des investissements, qu’ils soient d’un an ou de trois, ne sont pas calés sur la capacité d’absorption des systèmes sociaux qui font l’objet d’opérations de réorganisation. Dans les entreprises où le personnel n’est pas habitué à remettre régulièrement en question ses façons de travailler, toute innovation technico-organisationnelle devient à la fois un calvaire pour tous et un gouffre pour les finances. La diffusion des TICs ne s’affranchit plus d’un minimum de réflexion anticipatrice sur leurs impacts. Un conflit parfois violent oppose les tenants de la thèse de la « déqualification » des personnels et du chômage engendré par les TICs et les tenants des mécanismes compensatoires de la « revalorisation » des travailleurs. Personne ne peut l’emporter mais les coûts d’accompagnement et d’apprentissage des organisations ont cru si rapidement et dans de telles proportions que nombre de projets d’investissement bloquent sur les coûts de la réorganisation. L’objectif pour les organisateurs modernes va être d’agir sur les corps sociaux et de mettre les entreprises en situation d’adaptation permanente afin de limiter les dépenses de modernisation des structures. Il n’est plus possible aujourd’hui d’imposer une innovation quelconque sans l’accord ou la participation des utilisateurs. On sait que l’écoute d’un marché est à l’origine des deux tiers des innovations réussies parce que les idées sont développées chez ou avec les clients[5]. Ce phénomène est identique dans l’entreprise: les gens sont prêts à suggérer, à proposer des innovations organisationnelles parfois majeures. La puissance de feu technologique n’est rien sans des stratégies adaptées, sans des façons différentes de penser le fonctionnement des entreprises. Il nous faut inventer la vie des entreprises qui va avec la virtualisation des organisations, la mutation des chaînes de la valeur, les façons de faire des affaires grâce aux réseaux électroniques. Si les TICs peuvent donner un avantage compétitif aux entreprises, elles ne peuvent le faire à elles seules. Elles doivent servir un dessein stratégique clair. La technologie est un levier et seulement un levier qui doit bénéficier d’un point d’appui solide. On ne peut lancer un important projet informatique sans jamais avoir au préalable clarifié les enjeux organisationnels et les objectifs stratégiques. Chaque fois la même histoire se répète.  C’est le travail sur l’organisation qui fait le succès. Lorsque les japonais enfoncèrent le marché américain face au trois grands de l’industrie locale qu’étaient Général Motors, Ford et Chrysler, ce sont leurs organisations de la fabrication (Juste- à- temps, autonomie et flexibilité des tâches) qui fit la différence. Ce n’était pas un problème strictement technologique tout était dans la façon de repenser, de réorganiser l’entreprise.

Pour en savoir plus, exemples à l’appui, voir « Mét@organisations, les modèles d’entreprises créateurs de valeur »


[1] Voir « Le travail au xxi siècle » Dunod 1995

[2] Association Française Cybernétique Economique et Technique, Paris

[3] Voir « L’entreprise virtuelle et les nouveaux modes de travail » Ettighoffer, Odile Jacob, 1992

[4] Bruno Latour, chercheur au centre de sociologie de l’innovation, professeur de l’Ecole des Mines et à l’Université de San Diego en Californie, auteur  d’« Aramis ou l’amour des techniques », Editons de la Découverte, octobre 1992

[5] Dr von Hippel du Massachusset Institute Technology, Technologies et Sociétés, Pierre Levi, Mac Kinsey

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

1 commentaire

  1. Julie Meringer, directeur des systèmes d’information du groupe Forrester, a présenté en 2008 ( si ma mémoire est bonne) un rapport d’orientation selon lequel les directeurs des systèmes d’information doivent surmonter les stéréotypes du retour sur investissement technique pour prendre mieux en compte les innovations permises par celles ci. Julie Meringer distingue bien entre des inventions — la technologie lui-même — et l’innovation, ou comment la technologie est utilisée de façon plus astucieuse. McKesson Corp., vend aux distributeurs de produits pharmaceutiques et para-pharmaceutiques. Dans un environnement à base de papier, des erreurs médicales s’approchent fréquemment de 40 %. Parmi celles ci, 39 % sont le fait de prescriptions erronées, 12 % sont causés par des erreurs de transcription, 11 % dans la distribution. Grâce à une application de contrôle de cohérence fonctionnant avec les étiquettes sous forme de codes barres ou RFID l’informatique de McKesson peut évitez des erreurs potentielles. Idem chez UPS. Au cours des années, la société UPS est apparue comme centre logistique crucial pour ses clients. Au point qu’UPS a considéré que son métier n’était plus simplement de transporter des colis mais de gérer des chaînes d’approvisionnement, de stocker, de faire leur inventaire, de réparer des produits, de répondre aux demandes d’informations sur les acheminements et les livraisons. Vers la fin de 2002, cette nouvelle de stratégie de services a déjà représenté 25 % de revenu et fait désormais partie des compétences distinctives d’UPS. Cette capacité à vendre à partir de données classiques des savoirs transformés pour attaquer de nouveaux marchés dans les secteurs les plus divers est une garantie de maintenir une avance conséquente sur le marché. Dans le cadre d’une programme de recherche sur l’innovation, la Bussiness Schooll de Londres, conclut que 70% des organismes interrogées considèrent que l’innovation a rendu leur entreprise plus compétitive contre 17% qui ont déclaré n’en avoir pas tiré parti. Ces entreprises ont aussi déclarées que ces innovations avaient permis des bénéfices supplémentaires et une amélioration de leur position sur leurs marchés

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