Novembre 2025. Lorsque le Béluga, navire de plaisance avec quelques 750 personnes à bord, s’est retrouvé piégé par les glaces suite à l’avarie d’un de ses moteurs, pour couler peu après, la question de l’assistance à son dégagement déclenche un violent conflit diplomatique entre le Canada et les États Unis du  fait que la question du statut des mers arctiques n’avait jamais été tranchée.

Le navire de croisière mal équipé a heurté au mois d’octobre dernier un des terribles growler, blocs de glace navigant entre deux eaux qui nécessitent des navires avec une coque renforcée. L’intervention de navires de pêches et des hélicoptères des gardes côtes canadiens avait rapidement mis à l’abri les passagers et son équipage alors que le navire se couchait dans les eaux glacées, mais peu profondes, de l’Arctique. Par la même occasion, il devenait un obstacle sérieux à la navigation dans le couloir Nord Ouest du Canada, ravivant un grave conflit juridique entre le Canada et les États-Unis, et l’Europe par ricochet.

Un  armateur peut-il abandonner, au large des côtes d’un autre Etat et en bordure de voies maritimes fréquentées, l’épave d’un navire battant pavillon de complaisance, lorsqu’elle constitue un obstacle à la navigation?  C’est un problème de droit  international public de la mer qui n’a jamais été clairement tranché. Le Canada estime qu’il s’agit de voies d’eaux intérieures, Washington pour sa part estime qu’il s’agit d’une voie de passage internationale à l’image du Cap Horn. En dehors des eaux territoriales, l’Etat et l’armateur du pavillon n’ont aucune obligation internationale relativement à l’épave d’un de leurs navires en haute mer. Les voies maritimes canadiennes étant considérées comme relevant d’un espace de transit international, l’armateur ne s’estimait pas responsable du renflouement de l’épave du «Béluga», même s’il acceptait de participer financièrement aux frais dans la limite des fonds de garantie constitués en vertu des conventions maritimes internationales. Selon la convention de Nairobi, le droit juridique sur l’épave ne s’applique pas aux eaux des Zones Economiques Exclusive ( ZEE) ou aux eaux internationales. D’où l’importance de trancher sur le statut juridique de la mer Arctique. Le refus de l’armateur de récupérer son épave arguant que le navire s’était échoué dans l’espace maritime international a mis le feu aux poudres. Le monde découvre, stupéfait, que le droit maritime ne traite que très imparfaitement le statut des épaves en haute mer. L’opinion canadienne chauffée à blanc par les médias qui soulignent les risques de pollution consécutifs au naufrage, exige le blocus du passage Nord Ouest et la reconnaissance de la juridiction exclusive du Canada sur les trafics arctiques longeant ses côtes.

La controverse provoquée par les transits de navires dans le passage du Nord-Ouest, tient à ce que la légitimité de la souveraineté canadienne sur cette partie Nord-Ouest des eaux arctiques n’avait jamais été tranchée. Côté Canada – qui n’a pas les moyens de financer une logistique importante comme l’ont fait les russes –  leur principal souci est de protéger un écosystème fragile que menaceraient leurs côtes. Il semblerait que le naufrage du Béluga leur donne raison. Les observateurs notent déjà de nombreuses traces d’hydrocarbures sur place ce qui a nécessité l’intervention urgente de la marine canadienne et du matériel spécialisé pour limiter la pollution.

L’ouverture du passage du Nord-Ouest pose le problème du contrôle du trafic. Certains experts géopolitiques pressentaient l’éventualité de conflits territoriaux dans un proche avenir suite aux enjeux économiques consécutifs aux transits croissants dans la région. Une question opposait les pays de l’Arctique. Celle du statut des Passages du Nord-Ouest (côté Canadien) et du Nord-Est (côté Russe) dans l’hypothèse d’un accroissement de la navigation : s’agit-il de détroits internationaux ou ces routes maritimes sont-elles sous la souveraineté complète du Canada et de la Russie ? Le gouvernement américain, suivi par les Européens, affirme au contraire que les Passages du Nord-Ouest et du Nord-Est sont des détroits internationaux, donc ouverts à la navigation internationale, et qu’il est impossible d’y interdire le trafic. Pour le Canada et la Russie il s’agit de lutter pour le contrôle des trafics maritimes empruntables par les flottes mondiales non sans arrières pensées économiques, les autorisations de passages pouvant être alors soumises à des taxes. Par contre, les américains et les européens, peu intéressés par les revenus des trafics, souhaitent ne pas perdre le contrôle stratégique de routes maritimes potentiellement importantes dans le domaine militaire. En première ligne en Alaska, les américains comptaient bien garder les coudées franches pour se déployer dans la région et renforcer la présence de leurs stations radars chargées de détecter la présence d’éventuels bombardiers ou de missiles soviétiques dans l’Arctique.

En janvier 1986, le gouvernement canadien décida qu’en vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, les eaux de l’archipel arctique étaient des eaux intérieures canadiennes dépendant de sa souveraineté. Les États-Unis contestèrent d’emblée les décisions prises à Ottawa et réaffirmèrent leur position sur le statut de détroit international du Passage du Nord-Ouest. De fait, pour le gouvernement US, d’un point de vue juridique, la souveraineté canadienne sur les eaux arctiques (soit sur la mer territoriale du Canada) n’allait pas au-delà d’une largeur de 3 miles marins depuis la ligne de côte. Ce qui revenait à considérer qu’au-delà, on se trouvait en zone maritime internationale. Toutefois, afin d’éviter que les conflits ne se multiplient, les deux gouvernements négocièrent un accord sur la coopération dans l’Arctique qui permettait aux deux gouvernements de limiter les sources de frictions « sans renoncer à leurs positions respectives ». Toujours est-il qu’après la signature du traité, la question du statut des eaux de l’archipel canadien tomba dans l’oubli pour l’opinion publique comme pour les médias. A l’époque  les enjeux demeuraient somme toute théoriques du fait de l’impossibilité concrète d’une navigation  dans la région. Lorsqu’il s’est avéré que l’ouverture des passages à la navigation internationale devenait réalisable, la question de savoir qui allait réglementer la navigation s’est posée avec une acuité inédite : pour le Canada, l’enjeu était de faire accepter sa revendication par l’ensemble de la communauté internationale.

Le même cas de figure se pose pour les différents archipels sibériens. Depuis les années 1940, Moscou considère les eaux de ces archipels comme des eaux intérieures. Pour le gouvernement américain, les revendications du Canada et de la Russie n’ont aucune validité. Pendant la guerre froide en particulier, les États-Unis se sont régulièrement opposés à la revendication soviétique de contrôle des Passages arctiques. L’Union européenne a adopté une position similaire de respect du principe de la liberté de navigation. Les Passages sont des détroits internationaux, selon les termes de la Convention du droit de la mer; tout navire a donc le droit d’y passer, en vertu du droit de transit, même si, ce faisant, il passe dans les eaux territoriales du Canada ou de la Russie, selon la procédure prévue par la Convention. C’est donc sur cette question du statut des eaux arctiques que le Canada et les États-Unis s’opposent aujourd’hui.

Avec le problème que pose le naufrage du Béluga, il n’est plus question de demeurer poliment en désaccord comme avant, quand le différend n’avait aucune conséquence stratégique et économique puisque la navigation était de toute façon proche de zéro. Tout en notant que Washington fiche une paix royale aux Russes – sans doute parce que la Sibérie est plus loin que le Canada – Ottawa s’inquiète d’obtenir une clarification internationale de son statut vis-à-vis des eaux de l’arctique bordant ses côtes. C’est donc pour marquer sa volonté de défendre sa souveraineté sur les eaux arctiques que le Canada affiche une détermination politique qui contraste par ailleurs avec un manque criant de moyens civils et militaires dans la région. Avant de saisir à nouveau le tribunal arbitral des affaires maritimes des Nations Unies, Ottawa vient de décider l’ouverture d’une commission afin de déterminer les conditions et les limites des transits des trafics utilisant le passage des eaux arctiques de sa partie Nord Ouest considérées comme sous sa souveraineté. Nous en reparlerons sans doute.

En savoir Plus :

Les relations américano-canadiennes en Arctique : de la confrontation à la coopération ?

Le rôle de l’Union européenne dans l’Arctique : Quelle influence face aux tensions naissantes?

http://www.arctique.uqam.ca/spip.php?article76

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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