Les temps ont bien changé. Après des années « d’apostolat » destinées à faire valoir avec plus ou moins de succès l’utilité des technologies de l’information pour préserver la compétitivité et la productivité d’un secteur tertiaire en pleine ébullition, ces technologies sont désormais largement diffusées dans l’ensemble de la société. Pas une revue, une émission, un diner qui puisse échapper au sujet, à l’objet technologique, ses applications et ses implications.

La notion d’utilité s’efface trop souvent au bénéfice du futile. Lorsque j’observe maintenant ces milliers de technophiles capables de se passer de dormir, qui se damnent et s’endettent pour avoir le dernier petit bijou techno, je me dis que nous vivons une drôle d’époque. J’éprouve la sensation d’une inutilité et d’une superficialité qui ne sont certainement pas ce que j’attendais du progrès technique. Je m’agace à penser que cela donne raison à ce dirigeant qui n’hésitait pas à affirmer qu’il « remplissait des parts de cerveaux vides ». Je ne compte plus les fois où je parle d’utilité sociale, là ou d’autres ne voient que les prouesses d’une techno triomphante. Avec les technos connectées, on ne peut pas dire que cela se soit arrangé. Objets connectés ou infectés !? De plus en plus de gens commencent à se méfier des petits virus qui viennent leur gâcher la vie. Une seconde pour l’attraper. Des jours de galères pour s’en débarrasser ! Dans la civilisation de l’homme terminal, la multiplication des objets connectés, la généralisation des écrans, l’explosion des applications surfent de moins en moins sur des besoins fondamentaux et de plus en plus sur une gadgétisation de la vie dite « numérique » ! Entre le forum d’’entraide qui met un médecin en lien avec un enfant péruvien malade et la dépendance quasi symbiotique avec un objet qui vole l’attention et le temps de chacun il y a un fossé dangereux. (Voir Narcolepsie numérique). En contrepartie de leur gratuité, l’internaute se voit proposer une application de gestion des publicités qui lui présente des offres au fur et à mesure de ses activités en ligne ou de ses déplacements. La plupart de ces applications, ne le voit-il pas, l’enserre dans un filet de plus en plus dense dont il devient dépendant, épouvantablement dépendant. Les internautes se font piéger dans des écosystèmes sous domination d’un opérateur ou d’un producteur de logiciels dont les contrats sont rédigés majoritairement en langue étrangère *.

Le geek est-il un nouveau snob ou un gogo !? Avec la généralisation des applications mobiles, une multiplicité d’acteurs viennent séduire un marché saturé d’offres plus ou moins utiles mais qui encombrent nos vies. Je commence ma journée en interrogeant les disponibilités des parkings à partager puis je code mon GPS pour aller au plus court malgré les embouteillages … comme tous les autres automobilistes qui se retrouvent tous aux mêmes endroits. Gros bide ! Le tapis de yoga vous indique les exercices à faire, des sms d’aide-mémoire vous rappellent votre emploi du temps sauf que vous passerez un temps fou pour retrouver où vous l’avez enregistré. Une application de géolocalisation suit votre progression physique en vous dérangeant en permanence. Dentifrice connecté, raquette connectée, réfrigérateur connecté, voiture connectée, maison connectée : Essoufflement des concepts ? Fausses innovations ? Enfumage dû à l’intensité concurrentielle croissante ? Au fil des années a-t-on pris conscience de notre dépendance croissante à la gadgétisation de la vie numérique? Hier objet de méfiance, aujourd’hui de différenciation sociale. Tous les jours des dizaines, des centaines d’applications plus ou moins utiles, sont proposées aux internautes, jusqu’à l’overdose !

Ne perdons pas de vue l’essentiel. Au fond, tout ceci ne serait qu’anecdotique – après tout chacun fait ce qu’il veut de son temps et de son argent – si, face à une société inquiète, saturée par l’accessoire, nous ne nous préparions pas sérieusement – collectivement – à une modification des paradigmes socio-économiques de la vie numérique. Les mutations actuelles se caractérisent par la perte des références venues du passé. Le très décrié PtoP (Peer to Peer) a quitté le domaine des échanges « pirates » des biens culturels pour se généraliser aux biens et aux services – low-cost le plus souvent – entre personnes. L’Internet a définitivement déverrouillé l’intermédiation entre les acteurs économiques les plus divers en ramenant quasiment à zéro les coûts de la recherche et des transactions. Il fallait bien s’attendre à ce que l’explosion des nouveaux modèles économiques mette en danger les intermédiations anciennes.

Pourquoi vouloir l’ignorer ? La crainte de « perdre le contrôle » fait sans doute partie du patrimoine génétique de nos cadres politiques. Au lieu d’accompagner des organisations nouvelles et imaginatives, nous tentons de les brider. Ainsi dans l’affaire emblématique des taxis, dont personne n’ignore la dérive corporatiste jamais réglée, plutôt que de les aider on a préféré bloquer une application – et elles sont nombreuses à être attaquées ! – de l’économie du partage. Pas un élu, pas un haut fonctionnaire n’a proposé de racheter les plaques des taxis pour les mettre ensuite en location… y compris aux « ubermen ». Ce qui aurait été plus avantageux pour les uns, les autres… et sans doute pour Bercy ! Pas un seul n’a jugé bon de souligner qu’il ne fallait pas empêcher mais simplement encadrer, réguler les dérives possibles de ces nouvelles pratiques. Face à une demande importante, n’était-il pas plus utile de soulager les contraintes imposées aux taxis et d’en imposer aux « ubermen » qui font partie des dizaines de milliers de français qui cherchent désespérément des sources de revenus ? Malgré des inquiétudes bien légitimes, pour construire un avenir à notre société sur le fondement des mutations technologiques de notre siècle, nous devons accepter le risque des conflits entre anciens et modernes et rester très mesuré dans les interventions de l’Etat. Ne faisons pas la même erreur que certains de nos ainés qui, plutôt que soutenir les nouvelles industries de services, en sont encore à vouloir soutenir des industries obsolètes !

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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