A la première alerte sérieuse, voyez-les courir un peu partout. Vite resserrez les notes de frais ! Vite multipliez les reportings ! Vite allégez les effectifs ! Vite faites un audit de gestion, etc. Les réflexes sont toujours les mêmes. Les postes en cause aussi. Revoir la chaîne fonctionnelle qui grince depuis des lustres ? Difficile : il va falloir se fâcher avec des chefs de services. Repenser le redéploiement des immeubles ? Vous n’y pensez pas et notre prestige ! Donner plus d’autonomie aux filiales ? Vous plaisantez, nos contrôles sont assez compliqués comme ça ! C’est chaque fois la même chose. Les rigidités mentales limitent toute capacité d’anticipation : face aux difficultés prévisibles tout est occasion de sursoir pour ne pas avoir à créer des conflits. On repousse les idées et les dépenses qui auraient pu limiter la casse. On barguigne de crainte de créer des tensions avec les syndicats et de se faire remarquer par le siège. Bref, on attend l’embrasement pour enfin se lancer tel le pompier incendiaire. Avec les dégâts que l’on devine. Dans l’intimité des échanges entre initiés on sait que tout cela aurait pu être évité. Une secrète satisfaction passe dans les commentaires « off » : les cassandres ont fait ce qu’il fallait pour avoir raison. Les autres trinquent ! Plutôt que d’accepter d’emblée que l’unanimisme n’existe pas, que les échanges doivent être intensifiés, divers, difficiles et contrastés, on veut un silence, une limitation des échanges ou sinon très encadrés. Une parole libérée et de vrais échanges dans l’entreprise auraient permis de voir la réalité, de la regarder en face, d’émettre des suggestions pour faire bouger les choses, pour limiter les risques et pour reprendre l’initiative au lieu de subir. Une société de taxis parisiens interdisait à ses chauffeurs de déjeuner ensemble pour les empêcher de se concerter ce qui arriva quand même. Et cela fit des dégâts. Donc échanges, il y aura, mais ce seront des échanges négatifs, destructeurs.

Voici quelques bons moyens pour empêcher les idées de venir déranger la digestion de bons déjeuners d’affaires ? Toute ressemblance avec une société de vos connaissances ne serait que pure coïncidence, ce texte étant une œuvre d’’imagination.

Faire taire les trublions. Passer commande des conclusions d’une étude au nouveau venu qui a eu du mal à trouver sa place et qui veut la garder. Il lui faudra démontrer avec méthode ce que souhaite le commanditaire. Il est souhaitable d’utiliser quelqu’un qui a d’abord besoin de gagner sa vie (le plus facile) ensuite de déterminer avec le décideur de l’étude, à quelles conclusions il doit arriver (le plus difficile). Ensuite demander à un senior expérimenté de faire le plan (pour la caution morale) et au junior le soin de garnir les 200 autres pages avec graphiques, matrices et autres chiffres signifiants pris dans la base de connaissance des services pour justifier les conclusions.

Pour vivre heureux, vivez caché. Beaucoup de sociétés mesurent leur attractivité par l’évolution des candidatures spontanées. C’est un bon indicateur de la capacité de l’entreprise à se faire reconnaître sur ses marchés. Vérifier que chez vous le nombre des candidatures spontanées diminue régulièrement en quantité et en qualité. Ne faites pas comme Skandia, assureur suédois, ou comme l’Oréal, qui présentent dans leurs rapports annuels un suivi d’indicateurs liés à leurs capacités d’innovation (Brevets déposés, produits nouveaux lancés, ratios comparés avec la concurrence relativement à leur capital de matière grise, communications présentées dans les colloques, présence dans les salons). Evitez tout cela, vous risqueriez d’attirer des talents.

Bunkériser son intranet maison. Limiter vos échanges au minimum avec le monde extérieur et limiter les liens avec votre écosystème professionnel. Faite savoir votre scepticisme pour toute forme de collaboration avec des entreprises pouvant devenir des partenaires pour lancer des produits ou des services dérivés de vos productions de base. Utiliser votre intranet uniquement pour vos reporting et les coordinations de vos ressources afin de ne pas être dérangé par les idées de vos collaborateurs. De la même manière qu’il existe une bonne façon de se faire blouser par la concurrence en n’allant jamais dans les manifestations, conférences ou foires professionnelles, il suffira pour être « out », d’ignorer les forums ou les communautés professionnelles qui échangent à tout va. Dans le même ordre d’esprit, éviter soigneusement de connaître les universités, écoles ou centres de recherches exerçant sur des métiers et des compétences proches de vos savoirs de bases. Pour faire bonne mesure, refuser de recevoir leurs représentants (ou faites-les recevoir pas votre secrétaire ou votre responsable des achats) lorsqu’ils viennent vous parler de stagiaires et d’apprentissage.

Privilégier la structure silo. On n’y prête pas toujours beaucoup d’attention mais la structure silo type, même si elle est fortement décriée par les organisateurs et les dirigeants soucieux d’efficacité, elle arrange bien des gens. Ne nous y trompons pas. La grande majorité des travailleurs n’aiment pas être dérangés dans leur routine. Très vite, elle dressera des barrières invisibles entre les services, entre les sites, entre soi et les collègues. Nous assistons à la constitution de tribus locales peu enclines à s’ouvrir et à partager, c’est à dire – n’ayons pas peur des mots – à une véritable « désocialisation » des employés qui renforce les égoïsmes et rend les rapports entre les dirigeants et leurs troupes encore plus difficiles. Cela se traduit par le peu de goût pour partager leurs expériences, leurs connaissances et une propension à utiliser la moindre communication professionnelle comme un enjeu de pouvoir et de négociation. Le don y reste rare, la méfiance courante. L’intranet devient vite un enjeu de pouvoir (je sais m’en servir pour me mettre en valeur), un enjeu relationnel (entre ceux qui enrichissent leurs relations et ceux qui vont l’ignorer, parfois ostensiblement) au détriment d’un enjeu de socialisation (qui donne sens, de la valeur et de la signification aux évènements affectant l’entreprise et son écosystème). Une véritable aubaine pour de nombreux cabinets de consultants qui passent leur temps à extirper ces mauvaises habitudes.

Laisser la bureaucratie prendre le pouvoir. Faire grand cas de la rigueur comptable et des décisions prises par vos cadres. Vérifier que rien ne dérape, que rien ne se perde. IBM a sur le terrain une équipe d’audits internes qui a tout pouvoirs d’investigation dans les services. Que ces audits soient devenus le bras armé des dirigeants pour mettre en défaut un directeur un peu encombrant, un ensemble de salariés qui pourraient devoir faire partie d’une prochaine charrette est un secret de polichinelle. Les syndicats ont déjà dénoncé ces pratiques qui préparaient les futurs allégements d’emplois. Pour s’en défendre la plupart des responsables des services ont multiplié les reportings et les procédures de gestion interne. Une bureaucratie de la justification s’est installée qui coupe les ailes à toute prise d’initiative qui pourrait être mal perçue par le siège et ses auditeurs. L’état d’esprit général des cadres et employés s’en ressent qui s’autocensurent afin d’éviter les ennuis. Faites comme eux. Pas de confiance. Les projets foisonnants, les prises de risques, tout comme la vitalité des idées qui risqueraient d’animer vos couloirs doivent déserter votre société.

Favoriser l’hypertrophie hiérarchique. Tu as vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ! On pourrait s’amuser à l’infini avec cette phrase sauf qu’elle illustre aussi le parcours d’obstacle de toute proposition mise en circulation. On a souvent parlé des longueurs inhabituelles du système hiérarchique français. Les effets pervers de ces chaînes de commandement superflues ont été dénoncés par des auteurs comme Octave Gélinier, ancien président de la Cegos.  Il a un coût, un encadrement pléthorique représente une part importante des coûts tertiaires de l’entreprise (masse salariale et frais généraux). Mais surtout, l’hypertrophie hiérarchique a un prix : elle dissipe impitoyablement toute idée nouvelle et tue l’innovation. L’idée est généralement, du moins au départ, une force faible, mais facilement dérangeante. Laissez donc vos cadres considérer qu’ils ont obtenu le droit de censurer à tous les niveaux avant qu’une idée n’arrive à des oreilles attentives.

Laisser les baronnies virtuelles dominer votre entreprise. Dans les réseaux électroniques les jeux de pouvoir continuent d’exister. Le plus souvent ils s’expriment sous la forme de création dissidente d’intranet de services. Parfois avec de bonnes raisons, à l’exemple de ces agences d’une compagnie d’assurances qui ont lancé leur site Internet faute d’initiative du siège. Ainsi les dirigeants d’une grande compagnie aéronautique considéraient qu’il y avait une douzaine d’intranets dans les différents établissements. Après enquête, ils en trouvèrent un bon millier dispersé dans de multiples établissement et services. Les corporates s’étaient d’ores et déjà organisés en communautés d’échanges fermés faute d’une vision globale.

Considérer que toute communication est simple et harmonieuse. Dans son approche des communications professionnelles, il faut que l’entreprise évite de diaboliser une communication qui ne serait ni normée, ni encadrée ou, différemment, d’idéaliser un monde de communication harmonieux où tout le monde se parlerait sans arrière-pensée, bonne humeur et courtoisie. Ce qui n’existera jamais… ou si peu. Les moyens de communication électronique entre individus engendrent facilement des dérapages, des laisser aller qui s’apparentent plus à « Règlement de Comptes à OK Corral »[1] qu’à la bluette « Vous avez un message ». La communication électronique dans le domaine du partage des idées et des connaissances implique d’accepter d’abandonner des informations précieuses, d’être transparent et parfois généreux avec des collègues qui ne le sont pas du tout. Ce qui peut être une source de grande déception, de souffrance même. Une communauté professionnelle n’est pas communauté sentimentale ! Vous y trouvez des individus tout aussi détestables que dans la vie courante.

Laisser votre hiérarchie afficher son refus d’apprendre l’internet Tolérer la faible implication de vos cadres, dirigeants ou autres personnels fonctionnels. Les contributions seront rares, formelles et l’utilisation de la messagerie et des mailing-lists seront réduites aux relations « one to one » indispensables. L’internet sera uniquement réservé au service de documentation (et encore). Cela vous rappellera l’heureux temps où l’on considérait que les micro-ordinateurs n’étaient que des machines de traitement de texte tout juste valables pour les secrétaires. Il est étonnant encore de pouvoir entendre un cadre énoncer en toute impunité qu’il n’attend rien de l’Internet, qu’il n’y comprend rien, qu’il ne souhaite pas l’utiliser ou apprendre à le maîtriser etc. Mais oui, il y en a, et beaucoup, dans l’administration, dans les staffs où l’on n’a pas le vertige d’énoncer de telles absurdités. J’exagère !? Vraiment ! Une majorité des entreprises qui se lancent dans les réseaux sociaux professionnels peut constater que ce sont les jeunes recrues qui jouent plutôt le jeu et s’emparent de ces nouveaux lieux de pouvoir.

Ne pas désigner un responsable des animations en ligne. Les études spécialisées constatent que les messageries (qui renforcent le lien des tribus constituées) sont très utilisées alors que cela n’est plus vrai des forums. Ils servent de tableaux « d’affichages numériques » faute d’un leader ou d’un animateur qui fasse réagir ou travailler les gens collectivement[2]. Ce problème explique bien des difficultés à utiliser pleinement le potentiel des outils et des modes de travail coopératifs. Voir ci-après :

Le cycle de vie d’un forum sur Internet[3]

1. Enthousiasme initial (les gens se présentent et se félicitent beaucoup du bonheur de rencontrer des âmes sœurs).

2. Évangélisme (les gens gémissent sur le peu de personnes qui contribuent au forum et réfléchissent à des stratégies de recrutement).

3. Croissance (de plus en plus de gens se joignent, des liens de plus en plus longs se développent, des liens hors-sujet apparaissent parfois).

4. Communauté (beaucoup de fils de discussions, certains plus pertinents que d’autres ; beaucoup d’informations et de conseils sont échangés ; des experts aident d’autres experts ainsi que des collègues moins expérimentés ; l’amitié se développe ; certains en taquinent d’autres ; les nouveaux sont accueillis avec générosité et patience ; chacun – aussi bien le nouveau que l’expert – est à l’aise pour poser des questions, suggérer des réponses, et partager des opinions).

5. Inconfort et diversité (le nombre de messages croît de façon dramatique; tous les liens ne sont pas passionnants pour chacun; on commence à se plaindre du ratio signal/bruit; la personne 1 menace de partir si «on» ne limite pas la discussion à son sujet préféré; la personne 2 est d’accord avec la personne 1 ; la personne 3 dit à 1 et à 2 de « lâcher un peu» 1, on consomme plus de bande passante à se plaindre des liens hors sujet qu’à utiliser les liens proprement dit; tout le monde s’ennuie). Ensuite…

a) Complaisance hautaine et immobilisme (les puristes flambent quiconque pose une « vieille » question ou répond avec humour à un message sérieux ; les nouveaux sont rejetés ; le trafic ne correspond plus qu’à quelques sujets mineurs – toutes les discussions intéressantes se font par courrier privé et se limitent à quelques participants ; les puristes passent beaucoup de temps à se congratuler réciproquement sur la nécessité de laisser les liens hors sujet en dehors de la liste).
(b) Maturité (quelques personnes partent en colère ; les autres participants restent au stade 4, le stade 5 apparaissant brièvement à quelques semaines d’intervalle ; beaucoup de gens usent de leur touche delete, mais la liste retrouve ensuite la quiétude).

Privilégier les petits arrangements. L’injonction est faite de collaborer à tous les personnels de l’entreprise et si possible avec leurs partenaires. Mais cela ne marche pas parce que l’injonction imposée par la direction reste sans objet. La direction a donné une impulsion de principe sans pour autant dire sur quoi, sur quel projet travailler et pourquoi ! Comme cela ne fait pas avancer les choses… la mise en place de ces réseaux fait apparaître un problème que personne ne veut voir : la non communication. Le déficit d’échanges vient de la passivité des organisations sociales qui résistent aux contraintes nouvelles qu’imposent le fonctionnement en réseau. Alors, on s’arrange. Pour faire d’un échec un succès, pour faire état de résultats qui arrangent plus qu’ils ne fâchent. Des intranets, des portails deviennent des succès officiels alors qu’ils ne servent pas à grand-chose sinon à faire parler de l’entreprise. Après tout, comme le remarque cyniquement un chef de projet, « c’est de la publicité gratuite ».

Supposer que la « vision » se trouve à la DSI.  Du coup on se tourne encore une fois vers les équipes informatiques. La DSI (Direction des Services Informatiques) se voit confier le projet avec ordre de réaliser un « benchmark » des portails des autres sociétés, exerçant si possible dans la même filière professionnelle. Ce n’est pas leur faire injure de constater que les résultats peuvent être désastreux. Comment voulez-vous, par exemple, obtenir une vision homogène et cohérente dans une société dont la partie américaine, dominante, est toute entière tournée vers les problématiques de ses industries de transformation face à une partie européenne entièrement tournée vers les problématiques de sa distribution, ses fonctions marketing, de recherche de produits et de services dérivés ? Les antagonismes des métiers, des grandes fonctions ou de directions territoriales ressurgissent, multipliant les demandes d’intranets spécifiques. Ce qui amène à s’interroger de savoir si c’est à la DSI d’arbitrer entre ces différents niveaux de l’organisation informatique. Tout au long du processus, la direction générale a laissé son DSI se dépatouiller faute d’avoir su préalablement définir une vision stratégique des utilisations possible d’un portail indépendamment de l’état de la technique.

Refuser les formations à l’intelligence économique. Le nombre de pages Web ne cesse d’augmenter et ce à une vitesse vertigineuse. Les pages visibles par les moteurs de recherche du grand public ne couvrent pas 0,25% du total des pages web disponibles. On considère que l’on accède à 1,5 milliards de pages contre 800 milliards qui restent cachées[4]. Les spécialistes considèrent que le nombre de pages sur la toile double tous les ans. Pour se retrouver dans cette immense botte de paille virtuelle, les moteurs les plus vaillants (entre 100 et 200 recensés pour une vingtaine de métamoteurs) ont du mal à s’en sortir. Actuellement les plus importants indexent 800 millions de pages. Ils seront de plus en plus spécialisés et pointus. L’exploration des data et des documents archivés vont devenir une activité qui nécessitera une excellente expertise pour accéder aux informations, aux groupes de savoirs les plus intéressants. D’autant que ces derniers sont et seront de plus en plus opaques afin de ne pas être pollués et « piratés » par des concurrents. En refusant une formation considérée comme inutile, vous pourrez éviter ainsi que vos troupes n’accèdent à des réseaux de connaissances pour capter des savoirs à haute valeur ajoutée.

Ne pas investir dans des réseaux relationnels qui resteront sous utilisés. En 2003, le cabinet d’études et de conseil KPMG conduisait une étude européenne sur la gestion des savoirs (Knowledge Management) auprès de cinq cent grandes entreprises. Elle concluait que 78% des entreprises interrogées reconnaissaient une mauvaise maîtrise des connaissances. Un déficit qui aurait engendré en moyenne 6% de perte de leur chiffre d’affaires. Problème, les deux tiers des répondants avouaient ne pas savoir évaluer les pertes liées à leur ignorance. On les comprend. Ce n’est pas mieux lorsqu’il s’agit de diagnostiquer les conséquences de la paresse des entreprises pour répondre aux emails (46% des entreprises ne répondent pas suffisamment rapidement) et les internautes insatisfaits prendront leur téléphone ce qui mobilisera encore plus de ressources pour l’entreprise négligente. De son côté, l’Observatoire de l’Intranet constate dans son enquête 2004, que les utilisations des intranets pour développer des relations BtoC ou BtoB restent encore marginales. Les orientations BtoC se résument le plus souvent à améliorer les informations en ligne à destination du client. Par contre les interactions avec les clients restent encore limitées ou mal gérées. Les utilisations des intranets et surtout les extranets restent réservés à de proches partenaires le plus souvent des filiales du groupe et aux entreprises qui font appel à de l’outsourcing de services. Lorsqu’on note un souci plus affirmé de communication ouverte et de collaborations transversales, il s’agit en réalité d’applications systémiques majoritairement dédiées à des processus administratifs (workflow) dans le but de soulager les tâches des fonctionnels ou encore à des tâches de reportings.

J’ai gardé le meilleur pour la fin. Interdire l’utilisation du Net sous prétexte que cela fait perdre du temps. Catastrophe, selon le cabinet d’études Web@work, le surf au bureau aurait fait perdre pas moins de 9,6 milliards de livres aux entreprises anglaises[5] ! Dire qu’il y a encore une quantité incroyable de responsables qui se font avoir par ces petits calculs de comptable des années 50. Peut-être pourrait-on rappeler à ces parangons de la vertu productiviste, une autre étude qui me paraît plus intéressante. En février 2005, The Guardian’s sous la plume de Jamile Milne soulignait que 81% des gens ont leurs meilleures idées à l’extérieur de leur lieu de travail, parfois dans leur lit ou en voiture. L’enquête conduite par Milne donne une vision particulière des conditions de l’idéation. A la question où est née votre dernière bonne idée ?

  • 25 % répondent « pendant que je discutais »
  • 18 % « dans mon lit »
  • 6 % « dans la salle de bains/toilettes/cabinet de toilette »
  • 65 % « se sont sentis créateurs à leur bureau »
  • 80 % ont pensé que les réunions ont aidé leur créativité

Si des réunions en entreprise ont favorisé la créativité, une majorité d’entre-nous reconnaissent avoir eu besoin d’influences extérieures ou de moments de détente pour trouver des idées plus créatrices. Les dirigeants enfermés dans la thèse du temps de la productivité « ouvriériste » risquent de voir partir des collaborateurs payés ailleurs pour leur talent et non pour les heures de travail passées à utiliser ou non les outils de la communication électronique. Les entreprises comme les nations ont besoin de producteurs d’idées et de projets mobilisateurs et pas seulement de gestionnaires, d’élites consanguines tueuses d’idées.

Le saut créatif dépend moins de la connaissance acquise que de la capacité à poser en permanence un regard de curiosité sur les choses et sur les évènements. Ceci explique pourquoi beaucoup de cadres ou d’experts brillants ne sont pas d’évidence de bons générateurs d’idées. Leur formation fait trop souvent de leur savoir un facteur statutaire, socialement différenciant, mais qui stérilise l’innovation. Leur statut les emprisonne dans l’univers connu qu’ils maîtrisent mieux que quiconque. Ce phénomène est amplifié par la montée du niveau de formation. La créativité est souvent le fruit de l’expérience pratique et de l’observation « innocente » mais aussi de la confrontation des différents points de vue d’une collectivité. Là encore, ces cadres ne sont pas habitués à parler « d’égal à égal » avec une partie de la chaîne des personnels en contact avec les réalités du terrain pourtant les mieux à même d’en tirer des observations utiles pour tous. L’œuf de Christophe Colomb déroute. Les inventions et la créativité nous surprennent et même nous dérangent.  Elles nous dérangent au point que nous pouvons surprendre de nombreux dirigeants la classer avec ironie ou dédain au rayon « des concours Lépine ».

Karl Popper publie en 1959 un ouvrage, The Logic of Scientific Discovery. Ces initiales, LSD, rendront célèbre son jeune auteur autrichien. Il défendait l’idée que pour faire progresser la science et les innovations, il faut accepter, comme dans l’art, qu’elles comportent une part d’irrationnel. Il aura sans doute été entendu car les hypothèses les plus audacieuses émanent des laboratoires les plus sérieux. Actuellement, certains physiciens se demandent « si l’univers existe réellement ». Il y a quelques années une telle démarche les aurait conduits, sinon dans un asile, au moins à la porte de tous les établissements qui les emploient. La spéculation, rejoint par son audace, en matière de traitement des idées, une démarche sensiblement similaire à celle d’un entrepreneur… risques certains et récompenses incertaines ! Il y a donc bien un saut quantique pour l’audacieux qui deviendra une passerelle pour les suiveurs. Ce saut n’est pas à la portée de tous, surtout si la crainte s’est installée dans l’entreprise, la parole y est réduite, la critique cauteleuse et l’écriture limitée à ce formalisme brocardé par Courteline.

Schématiquement, là où hier la chaîne industrielle était centrée sur la productivité globale (zéro stock, zéro délai, zéro défaut), elle est aujourd’hui centrée sur la capacité à partager des concepts, des idées et des savoirs avec une grande diversité d’interlocuteurs. Nos compétiteurs l’ont compris. Dans son livre « Le réveil de l’Inde » Gurcharan Das, écrivain et journaliste, explique en substance que « L’Inde entre dans le XXIème siècle, celui de l’Internet, où le flot d’informations et d’idées atteindront le moindre de nos villages et donneront leurs chances au million d’idées géniales qui germent dans l’esprit de nos « millions de réformateurs »[6]. A bon entendeur…


[1] Film des années 50. Voir Alice au Pays d’Internet. JC Hertz (Austral 1996) [2] Travaux d’études « Groupware et impacts organisationnels » Catherine Bachelet et Marie Laurence Caron, note de recherche n°99-03 d’avril 99 IREGE (Institut de Recherche en Gestion), Annecy

[3] Un petit texte de Mike à titre d’info et qui concerne plus ou moins bien ce qui se passe sur CAWABIS. Trouvé sur le Net en avril 1995 et toujours d’actualité.

[4] Source exalead – 08/2001

[5] Selon l’étude Web@Work de Websense (13,6 millions de salariés x 3 heures par semaine x 45 semaines TW par an x 44% des salariés x 11,88 de livres sterling par heure = 9,6 milliards de livres sterling).

[6] Le Réveil de l’Inde, Buchet-Chastel, Paris, 2007

Précédent

Données sur la Démographie de l'Internet

Suivant

La « Digital Life » au secours du développement durable

A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

3 × 1 =

Voir aussi

15 + 20 =