
Les cycles innovations – consolidations sont déséquilibrés par l’accélération du processus schumpétérien. Le « besoin d’ordre » engendre la peur de se remettre en question, la crainte d’ouvrir une boite de Pandore. Souffrant d’une surreprésentation du présent, tout est prétexte pour ne pas régénérer la vision et la pensée qui a été à l’origine même de la création de l’entreprise et de ses innovations passées. Savoir regarder au-delà des lendemains, s’imposer un travail de remise en question imaginatif, même si cela constitue un certain inconfort, devient une règle à ne jamais oublier pour qui veut durer. Les réactions « courtermismes » sont douloureuses car elles mettent surtout l’accent sur la réduction de la masse salariale pour préserver les marges. Résultat : une lente hémorragie des emplois faute d’avoir remis en question et adapté son modèle économique à temps. Gary Hamel et C. K. Prahalad [1] rappellent que les formidables gains de productivité de l’époque Thatcher n’ont pas pour autant aidé les entreprises anglaises qui ne savaient pas où aller et comment, faute de vision. Cette difficulté, nous la devons aussi à une culture de l’encadrement qui n’accepte que difficilement d’anticiper des problèmes qui ne manqueront pas un jour ou l’autre de leur sauter au visage. Les produits représentant plus de 70% de ventes d’aujourd’hui seront désuets demain en raison des demandes des clients.
Piégés par les objectifs à court terme les dirigeants n’acceptent pas de travailler « leur futur » parce qu’ils ne trouvent pas cela bien productif. C’est une erreur, d’abord parce que c’est un formidable outil de mobilisation. Avoir des idées fortes soude et porte l’entreprise. Jacques Maillot l’aura prouvé avec Nouvelles Frontières, tout comme le fondateur d’Apple et bien d’autres qui avaient foi en l’avenir de leurs idées. Parlant eux aussi de l’entreprise de demain, Brice Auckenthaler et Pierre D’huy, auteurs d’un ouvrage sur l’Innovation collective [2], posent d’entrée de jeu la question de savoir ce que sera l’entreprise du futur. J’ai entendu de multiples réponses à cette question. Elle fait l’objet régulier de conférences et séminaires en tous genres. La sobriété et la pertinence de leur réponse me paraissent symboliser la posture souhaitable de l’entreprise et celle des hommes qui la composent : la curiosité.
La curiosité, premier acte avant la connaissance. La curiosité, premier pas vers les autres, la curiosité, première étape vers la découverte. Sans curiosité pas de « différence de potentiel », pas de perturbation à l’ordre établi, pas de remise en question de la connaissance, pas de fertilisation possible. L’homme curieux, le perturbateur, le découvreur, le casse-pieds aussi, devient le porteur d’une évolution, d’une ambition, d’une transition vers un autre état, un autre objectif qui entraînera avec lui une évolution du destin d’une collectivité. Porteurs d’aventures, ces créatifs nous ouvrent des voies inconnues que certains craignent et que d’autres abordent avec le sentiment que la vie doit, justement, rester une aventure. Mais cette aventure ne fait plus de nous un guerrier des compétitions anciennes. Elle fait de nous un apiculteur plus paisible sans doute, mais non moins affairé !
Alors, fleur ou abeille ? Sans doute, êtes-vous un jour ou l’autre tombé sur un article évoquant la mortalité croissante des abeilles due à des désherbants ou à des défoliants quelconques. L’auteur n’aura pas manqué de souligner les conséquences préoccupantes de cette mortalité sur la fertilisation des arbres fruitiers faute d’une pollinisation suffisante. Les abeilles comme d’autres insectes sont des vecteurs indispensables à la fertilisation. Une abeille qui viendra polliniser certaines fleurs, les plus attirantes.
L’image de l’abeille vous paraît puérile ? Dommage. Parce que votre entreprise peut-être une fleur qui attire ou pas les hommes d’idées, les talents. Elle peut être aussi une « abeille » qui, par ses savoirs, fertilise les lieux qu’elle fréquente. Les uns fournissent les gisements de savoirs. Les autres les utilisent pour féconder le monde. Richard Florida, dans son livre « L’Envol de la Classe Créatrice » [3], démontre que les idées attirent les idées et les gens d’idées. Les talents se cristallisent dans des universités, des entreprises et des régions qui encouragent les ouvertures aux thèses nouvelles. Il ne suffit pas de sauter sur sa chaise en criant qu’il faut innover, encore faut-il savoir attirer les gens qui ont des idées. Des gens que l’on ne comprend pas toujours, des personnalités parfois difficiles et remuantes. Des « extraterrestres » qui ont parfois un regard décalé sur les choses de la vie et notamment de la vie de l’entreprise.
Rappelons-nous ce que fut la Renaissance, celle-ci fut d’abord le fruit de l’effervescence des esprits qui trouvèrent à Florence un terrain favorable à toutes les audaces créatrices ? Dans la capitale toscane, Pic de la Mirandole l’érudit et le moine Savonarole la dogmatique, incarnaient le conflit entre «penser librement » et le « respect du dogme ». Le moine pour sa part ne voyait dans la liberté de la pensée que le caractère licencieux et pernicieux pervertissant l’esprit et la foi des hommes. Savonarole incarnait parfaitement ceux des hommes de l’entreprise qui ne peuvent supporter toute dérogation à l’ordre établi : le leur ! Nous avons aussi des défoliants dans nos entreprises. Des dirigeants qui passent leur temps à répondre à la question du « pourquoi » … changer, modifier, revoir etc. alors que nos créatifs ne rêvent que de rencontrer celui qui leur répondra : « pourquoi pas ? »
Le monde se divise ici. Entre les justifications interminables qui épuisent toute énergie et la capacité joyeuse à mobiliser une équipe sur ce qu’elle croît être une bonne idée, la bonne direction. Une culture de l’innovation se crée. Cette posture est accessible à tous sans s’y ruiner. Un climat propice aux échanges d’idées, cela se constitue. Des objectifs concrets et la célébration des réussites, c’est possible. La constitution d’un défi permanent entre les équipes, cela s’entretient. L’innovation peut venir de n’importe quel collaborateur. Dans un processus d’innovation, ce sont la plupart du temps des freins psychologiques qui sont à la source d’un déficit d’innovation. Les raisons techniques, économiques, budgétaires ou matérielles invoquées ne sont souvent que des alibis. Si votre société est pauvre en idées ne vous en prenez qu’à vous. Si vos circuits d’évaluation des suggestions est d’abord un parcours du combattant où les refus ne sont pas motivés, la censure la règle, ne vous étonnez pas si ceux qui ont de bonnes idées vont voir ailleurs.
Extrait de « Netbrain, les batailles des nations savantes », par Denis Ettighoffer, Dunod 2008.