Les laboratoires américains spécialisés en biologie et travaillant sur les Organismes Génétiquement Modifiés ne s’émeuvent guère du tapage de leurs opposants français. La France restera pour eux un marché marginal. Ce tapage masque une réalité bien plus préoccupante que le danger supposé de certains OGM : la main mise sur des espèces biologiques par le secteur privé avec la généralisation du « droit d’usage »[1]. Sous prétexte de protection du patrimoine immatériel, les laboratoires multiplient les demandes de brevets génétiques afin de couvrir un spectre maximum de thérapies possibles, même si les expériences ne sont pas vraiment abouties[2]. Plus de quatre mille brevets portant sur l’ADN sont déposés chaque année aux USA. Les spécialistes estiment que déjà plus de 20% du génome humain sont maintenant aux mains de propriétaires privés. Jean Pierre Berlan[3], directeur de Recherche à l’Inra (Institut National de Recherche Agronomique) a mis en ligne le célèbre pamphlet de Frédéric Bastiat « En finir avec la gratuité ». Curieusement, à l’époque où je suis tombé sur ce texte, j’étais en train de lire le dernier livre de Michael Crichton, Next. C’est l’histoire de la bataille des brevets pour la possession par le secteur privé d’un ADN aux caractéristiques rares. Rédigé par un ancien médecin, il s’appuie sur une solide documentation. Ce qui est troublant dans cette rencontre littéraire, c’est que ces deux rédacteurs venus d’horizon très différents sont d’accord pour annoncer que le secteur public des sciences du vivant est en train de tomber dans les mains du privé. Pour Michael Chrichton, de plus en plus de chercheurs universitaires sont payés par des entreprises privées. Un sur dix participe à la mise au point de médicaments et plus de quatre sur dix ont déposé des demande de brevets dans le courant de leur carrière ce qui implique une dépendance croissante au privé. Notre chercheur spécialisé dans les OGM s’insurge lui contre les tentatives de l’industrie agro-alimentaire de s’emparer du génome des plantes en « expropriant » progressivement le secteur public de la chaîne de la fourniture et de l’exploitation des semences. En d’autres termes, de limiter l’utilisation des semences naturelles et gratuites. Un problème qui concerne également les recherches sur le génome humain avec  l’absence des pouvoirs publics face aux abus et dérives des tous nouveaux droits d’usage[4]. Qui font des dégâts. Des milliers de paysans indiens sont ruinés et se suicident piégés pour avoir utilisé une OGM dont ils avaient payé l’exploitation annuelle (l’usage) mais sans pouvoir utiliser sa descendance (dont ils n’étaient pas propriétaires mais « locataires » selon les lois sur la propriété intellectuelle).trust

Jean Pierre Berlan rappelle, qu’en 1961, la convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) signée par les six pays fondateurs du Marché Commun, cherche à stimuler une sélection de plantes conservant leurs caractères héréditaires individuels d’une génération à la suivante (blé, orge, etc.). Par exemple, le blé Etoile de Choisy, un clone de l’Inra, a révolutionné la culture du blé en France. Cette convention laisse l’agriculteur libre de semer le grain récolté et ce clone (appelé à tort  » variété « ) reste une ressource génétique librement disponible pour poursuivre le travail de sélection (Ici, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’analogie avec  « l’Open Source »). La version originale de l’UPOV (version licence globale de l’agronomie) satisfaisait les sélectionneurs de l’époque et les agronomes agriculteurs travaillant avec les généticiens/sélectionneurs de l’Inra. Ce système fonctionnait bien. L’Inra pouvait faire respecter ce qu’il jugeait être l’intérêt public. Pourtant, constate-t-il «  au fil des années les fabricants vont prendre l’ascendant sur le secteur public. … Ils y sont arrivés en 2001, lorsque le gouvernement Jospin a pris une mesure inédite de lutte contre la gratuité de la nature, la « Cotisation Volontaire Obligatoire » (George Orwell aurait aimé cette expression) pour les semences de blé tendre. Que l’agriculteur sème le grain qu’il récolte ou qu’il achète des semences, il doit payer une redevance à l’obtenteur ! Ce dispositif sera étendu à d’autres espèces. Une commission estimera le prix de cette marchandise nouvelle, le « droit à semer ». Et Jean Pierre Berlan d’accuser « la fin de la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté ». Pour lui, les agriculteurs sont devenus dépendants des industries agroalimentaires qui « en insérant progressivement dans le circuit ses semences génétiquement modifiées et stériles comme Terminator ou les Gurts, se taillent un marché gigantesque au détriment du secteur libre » (du bien collectif).

Comme pour Hadopi, la prochaine étape sera donc de créer une police génétique. « En Amérique du Nord, Monsanto engage des entreprises de détectives privés pour débusquer les éventuels « pirates » et offre aux agriculteurs qui voudraient dénoncer leurs voisins une ligne téléphonique gratuite ». Vous pensez cela exagéré !? La plupart des médicaments du futur, plus spécifiques et moins toxiques, seront issus des entreprises de biotechnologie : 40% en 2004 et 80% en 2010. Un OGM, à savoir une protéine génétiquement modifiée, vient d’être découverte qui peut-être utilisée comme stimulateur de la croissance osseuse afin de soigner les pathologies des douleurs lombaires. Rien n’empêche son inventeur de détenir le monopole non seulement des applications mais aussi des droits dérivés et accessoires liant tout laboratoire qui tenterait de développer cette découverte. Pour verrouiller cette stratégie, les tenants de la brevetabilité des molécules affirment que, si une molécule synthétique n’est pas protégée, la protection de son procédé de fabrication est insuffisante pour justifier l’investissement dans la recherche et la production. Une position qui a des conséquences effarantes[5]. Dans Next[6], Michael Crichton raconte la démarche d’un  laboratoire qui va s’emparer, en utilisant le droit actuel, des propriétés particulières du sang d’un individu pour en faire une excellente affaire commerciale. Pour cela, il va  tenter de devenir l’unique propriétaire du donneur ! Le lecteur est partagé entre rire et effarement. Pourtant la réalité rejoint souvent la fiction. Si le lecteur souhaite se donner le grand frisson, qu’il prenne le temps de lire l’article de Maurice Cassier sur les nouvelles régulations des connaissances entre biens publics et biens privés. Dans Bien privé, bien collectif et bien public à l’âge du génomique, il décrit sans sensationnalisme la complexité des stratégies utilisées par les laboratoires privés dans le domaine de la recherche relative au génome. Stratégies consistant à imposer progressivement des normes  et des jalons juridiques, qui sous prétexte de protéger les investissements de R&D, n’ont d’autres buts que de se constituer des marchés exclusifs et bien protégés par des lois votés par des ignorants ou des naïfs.

Rééquilibrer droit privé et droit public en matière de propriété intellectuelle – Il n’est pas souhaitable d’entraver la R&D en génétique en biologie. Mais leur exploitation, leur commercialisation et les conditions de leur distribution doivent être encadrées. Il s’agit d’abord de ne pas aboutir à la limitation de la diversité des espèces. Personne ne doit oublier ce qui s’est passé avec la terrible épidémie de Mildiou dans les vignes françaises qui ont été sauvé par des plants revenus des Etats-Unis. Ensuite il ne faut pas laisser s’installer des monopoles privés qui, en stérilisant certaines semences, imposent un ré-achat annuel aux agriculteurs. Ils deviennent dépendants d’un prix marché pouvant être manipulé par des industriels et des traders. monopolesIl ne faut pas que le droit légitime au retour sur investissement des laboratoires ne conduise à une dérive totalitaire du droit privé sur les droits publics à l’accès libre aux espèces. Autrefois les serfs n’avaient que le droit d’exploiter un lopin de terre que leur Seigneur leur louait contre nature. Les nouveaux seigneurs que sont les industries de la vie, eux, ne leur louent que les semences. Les industries du vivant utilisent la technique de la gratuité d’amorçage. Cela consiste à amorcer un marché en offrant un produit ou un service ayant des limites (en stérilisant les semences par exemple) afin de rendre un consommateur intéressé dépendant du produit ou du service. Au-delà d’une certaine période, le consommateur devra payer pour repousser les limites de son usage. Dans le jargon managérial cela s’appelle se constituer du chiffre d’affaires récurrent. Un procédé très courant. Après tout, des millions de gens utilisent déjà les logiciels qui font l’objet d’un abonnement annuel. Oui, mais le propriétaire du système peut se tourner vers d’autres alternatives auprès de solutions concurrentes, de plus, il bénéficie en contrepartie d’un service d’entretien et de mise à jour. Le fournisseur de vos extincteurs ne fait pas autrement lorsqu’il vend son matériel accompagné d’un contrat d’entretien annuel. Ces industries se constituent un marché captif et un monopole que les Etats, tenus par les conventions internationales, ne pourront bientôt plus contrecarrer.  Ce qui est en cause ici c’est l’absence des pouvoirs publics dans la gouvernance de nouvelles pratiques du droit d’usage (ou licence d’exploitation) qui va devenir peu à peu le modèle économique dominant. Le droit de la propriété n’est pas sans défauts, ni limites, c’est vrai aussi du droit d’usage, d’exploitation dans bien des domaines (voir les dérives totalitaires des droits à l’image, des absurdités de certaines applications du copyright ou des droits dits de « propriété intellectuelle »). Le droit d’usage est un sujet dont les conséquences sont trop peu analysées.  Je suis personnellement favorable au copyleft, je milite pour qu’il devienne le référant de la nouvelle économie numérique (voir ma contribution « Pour un droit d’usage opposable au droit de propriété »).  Quoiqu’il en soit, un pays stratège ne doit pas se focaliser uniquement sur les dangers réels ou supposés des OGM. Il ne doit pas oublier que ce sont dans les cabinets des  juristes américains que se façonnent « les normes juridiques » de l’économie immatérielle qu’ils pourront ensuite imposer à leurs concurrents via les accords de l’OMC.

Denis C. Ettighoffer


[1] Le droit d’usage est une taxe – ou licence – donnant droit à l’exploitation  perçue (ici) par les inventeurs d’un OGM

[2] Le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) a suivi les recommandations du Conseil Economique, Ethique et Social (CEES) en émettant de nombreuses réserves sur l’OGM MON810 commercialisé par Monsanto et interdit en France depuis 2008. Réserves selon lesquelles les avantages présupposés du MON810 comme anti-insecticide devaient être relativisés comparativement à des solutions moins invasives pour l’environnement. Et de conclure, que : faute de données suffisantes… seule l’expérimentation en champ ou en laboratoire permettraient de lever le doute. Le Monde du 24 décembre 2009.

[3] Notre texte emprunte à celui de Jean-Pierre Berlan, Directeur de Recherche Inra (et placardisé pour cause de défense des biens publics) et au travail documentaire que nous avons réalisé sur le sujet. On peut se procurer son livre « La Guerre au vivant OGM & mystifications scientifiques »  Il y développe son analyse sur les risques du monopole du secteur privé sur les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés).

[4] On trouvera sur mon blog plusieurs contributions qui développent ce concept, ses avantages et ses inconvénients en vue des évolutions des pratiques actuelles.

[5] Monsanto vient de demander un brevet sur un cochon génétiquement modifié.

[6] Pour John Burnet, atteint d’un cancer, le nouveau traitement du docteur Gross relève du miracle. Pourtant, une chose l’inquiète : Gross multiplie inutilement les prises de sang. Horrifié, John apprend que son médecin a vendu ses cellules à BioGen, un laboratoire privé, et qu’il n’est plus le propriétaire de la lignée cellulaire. Plus grave, les cellules de sa fille Alex et de son petit-fils Jamie, qui partagent son patrimoine génétique… appartiennent également à BioGen.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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