Votre ouvrage porte sur la bataille des nations savantes. Qu’est-ce qu’une nation savante ? Une nation savante est une nation qui possède des actifs immatériels tels qu’on pourrait dire qu’ils sont supérieurs à ses actifs matériels. Ce patrimoine est composé de brevets, de licences, de savoirs faire dus à l’expérience… A partir de là, on peut observer que de nouveaux critères de compétitivité émergent entre les nations : c’est le passage de l’ère tertiaire à l’ère quaternaire c’est-à-dire l’ère des connaissances celle de la concurrence, de la bataille des idées et des savoirs.

Vous affirmez que la France possède un patrimoine immatériel considérable. En sommes-nous conscients et savons-nous l’exploiter ? Nous n’en sommes pas conscients car nous ne sommes pas habitués à raisonner en termes d’actifs immatériels. Il y a donc un travail de pédagogie à mener afin de sensibiliser les Français à l’accumulation considérable des connaissances qui constituent notre patrimoine dans bien des domaines tels que la médecine, la chimie ou la pharmacie par exemples. La France est une nation savante car elle possède un secteur tertiaire supérieur important et des chercheurs de premier plan. En revanche, nous avons un problème : nous sommes défaillants lorsqu’il s’agit d’exploiter et de vendre ces actifs immatériels. Nos entreprises doivent d’abord libérer les idées qui existent en son sein et proposer de nouveaux modèles économiques.

Remettez-vous en cause les modes d’éducation traditionnels ? Le déficit d’éducation dans le travail d’équipe et l’ouverture aux autres posent problème : si vous mettez dix Prix Nobel dans une pièce mais qu’ils ne veulent pas travailler ensemble faute de s’entendre, vous n’avez qu’une bande de couillons ! De même, si vous êtes savant mais que vous êtes incapables d’échanger avec autrui, vous n’êtes qu’un âne savant.

D’où votre insistance sur la notion d’échange ? Mais bien sûr ! Souvenez-vous de l’histoire de l’économie : On a d’abord privilégié la productivité du travail (produire plus avec moins de travail) puis la rentabilité du capital (créer le plus de valeur possible pour un capital donné). En ce qui concerne l’intelligence, c’est différent ; Ici, il s’agit d’accepter d’échanger intensément avec d’autres. Les modes de collaboration sont devenus vitaux pour les entreprises. Nous sommes passés dans nos organisations d’une logique de la fonction à une logique de la relation. L’entreprise du quaternaire est une entreprise relationnelle !

 Existe-t-il des nations ou des entreprises qui misent plus que d’autres sur l’échange ? Il existe des entreprises qui font des efforts considérables et qui considèrent que la connaissance n’est pas un outil de pouvoir mais un outil de création de valeur. Ces entreprises savent que ce n’est pas forcément dans les seuls laboratoires de recherche et développement qu’on fait le maximum d’innovation. Il y a dans l’entreprise beaucoup d’acteurs qui sont à l’origine d’idées novatrices. Il faut libérer ces idées ! En même temps, il faut protéger ces innovations grâce aux brevets car les entreprises se livrent et se livreront à des batailles d’autant plus rudes que le marché des licences représentera une part croissante de leurs revenus. Chez IBM cela représente si j’ai bonne mémoire plus de 25% de son résultat net.

Le vice-président de Boeing a l’habitude de dire que dans la conception d’un avion, il y a 80 % d’information et 20 % de produits physiques. Cela démontre que la richesse des entreprises repose de plus en plus sur son patrimoine informationnel. Que doivent faire les entreprises pour mieux exploiter ce patrimoine immatériel ? Pour concevoir son nouvel avion Dream Liner, Boeing a rappelé des ingénieurs à la retraite pour mieux comprendre les erreurs qu’il avait pu commettre lors de la conception des 737. En Europe, St-Gobain ou l’Oréal, font remonter des idées et des connaissances provenant de leurs collaborateurs mais aussi de chercheurs venus d’horizons différents. Ces entreprises ont compris qu’elles devaient utiliser mieux les émetteurs d’idées venues du monde entier. St Gobain lance chaque année de véritable concours d’innovation interne et Virgin comme Google favorisent des individus parfois atypiques mais qui ont des idées innovantes… Tout cela doit bien sûr être accompagné par une solide organisation et des méthodes de suivies de gestion des idées.  En fait l’important est de savoir créer un dialogue ouvert et d’accepter que les idées puissent provenir d’ailleurs que la R&D ou le service marketing de l’entreprise. Les clients ainsi que les collaborateurs de l’entreprise sont des sources d’idées qui peuvent elles aussi avancer l’entreprise.

Existe-t-il des blocages psychologiques à l’échange d’informations dans les entreprises ? Ces blocages existent car nous ne savons pas nous faire confiance. Pour contourner ces blocages, il convient d’utiliser les réseaux pour y faire passer autre chose que des données formatées : du plaisir, de l’imagination, des idées de telle sorte que les collaborateurs de l’entreprise s’habituent à pratiquer le don. Pour cela un travail d’animation est essentiel avec l’aide de médiateurs ou d’animateurs car un réseau n’est pas spontanément en situation de communiquer et généralement nous ne sommes pas spontanément coopératifs.

Vous affirmez que les batailles des nations savantes « ne seront pas moins âpres que les guerres de conquête des siècles passés » … A quoi ressembleront ces batailles ? Hier on se battait pour accéder à des territoires ou à des matières et cela reste vrai, en particulier pour les matières premières et notamment pétrole. Demain on se battra pour s’emparer de blocs de connaissances dans les domaines les plus variés. A l’exemple de ce que l’on observe déjà en matière de génome humain ! On utilisera les lois sur les brevets ou on les détournera afin d’en faire des dispositifs de guérilla juridique destinés à affaiblir les PME innovantes qui seront alors incapables de préserver leur patrimoine. De plus en plus, le secteur privé cherche à s’emparer de blocs de compétences dont une partie devrait rester au sein des biens communs. On pourrait jusqu’à imaginer qu’un Etat nationalise un ensemble de brevets afin de les maintenir dans le domaine commun, à l’exemple souvent cité des médicaments contre le sida. Ces guérillas juridiques dont les enjeux pèsent des millions de dollars risquent d’être sanglantes tout en bloquant ou en ralentissant parfois l’innovation dans de nombreux secteurs aujourd’hui en pointe.

Denis C. Ettighoffer est consultant et ancien directeur des nouvelles technologies de l’information et de la communication au sein du groupe Brossard Consultants. Il est également président fondateur d’Eurotechnopolis et l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’économie du savoir. Son dernier ouvrage, Netbrain Planète numérique (Dunod), dresse un état des lieux sur l’impact des TIC dans les entreprises et dans les sociétés humaines.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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