Amaury De Buchet- vice-président du cabinet FaberNovel Consulting : Dans votre ouvrage Netbrain, la bataille des nations savantes, vous évoquez un changement profond de paradigme économique. Quelle en est la nature ? Quels sont les facteurs de compétitivité pour un pays aujourd’hui ?

 – Président Eurotechnopolis Institut : Après être passés de l’ère de l’agriculture à celle de l’industrie, puis du secteur secondaire au tertiaire avec les services, nous sommes entrés dans une économie quaternaire, savante, où les idées et l’innovation sont devenues des biens marchands et les principaux facteurs de compétitivité. Dans tous les domaines, les entreprises qui s’en sortent le mieux sont les plus innovantes, celles qui proposent le plus d’idées à leurs clients. Avec la financiarisation croissante des brevets et des savoirs nous assistons à une véritable guerre de l’intelligence à l’échelle planétaire incarnée par des biens numériques, avec Internet comme principal vecteur. En outre, face à des économies émergeantes qui ne peuvent appuyer leur développement que sur une consommation croissante de ressources coûteuses, les économies avancées comme les nôtres, à savoir celles qui disposent d’un important patrimoine immatériel, sont en mesure d’optimiser leurs propres consommations grâce à une substitution croissante des biens tangibles par des biens numériques. Contrairement à une idée généralement admise ce ne sera pas la Chine qui sera la puissance économique majeure de la prochaine décennie. Ce sera Internet. La question que nous devons nous poser est de savoir si nous saurons devenir des champions de cette économie immatérielle, c’est-à-dire si nous saurons rendre marchand notre immense patrimoine de connaissances en nous appuyant sur ce que j’ai appelé les « réseaux savants ».

A.de.B. : Comment la France est-elle placée dans cette bataille de l’immatériel ?

D.E : De mon point de vue, notre pays a insuffisamment pris conscience des enjeux actuels et des batailles spécifiques, des confrontions à venir pour s’emparer de l’exclusivité de blocs entiers de connaissances. Il n’invente pas assez et reste très déficient dans la valorisation, la défense et la commercialisation des savoirs. Vis à vis des potentialités d’internet et des télécoms en général nous en restons à une sorte de « messianisme technologique » alors que nos industries des contenus et des services en ligne restent pauvres en valeur ajoutée. Si nous prenons les services en ligne où notre retard est abyssal, la quasi-totalité des services de tourisme en ligne sont aux mains des Anglo-Saxons et c’est vrai dans de trop nombreux domaines. Et pouvez-vous me citer beaucoup d’incubateurs dans le domaine des services à distance ? Quant à l’exportation des contenus ou des biens culturels, elle ne cesse de diminuer année après année. En cherchant à nous défendre contre le low cost, nous avons tendance à privilégier la productivité de l’existant au détriment de la créativité. Dans cette économie de l’immatériel, il s’agit non seulement de savoir inventer mais aussi de savoir vendre l’innovation. Les Français de ce point de vue sont de remarquables chercheurs mais ils restent très mauvais pour exporter leurs idées et leurs savoirs faute d’avoir mis en place des structures adaptées.

Christian Derambure, président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle : On sent bien que la France est, à bien des égards, différente de ses voisins dans l’approche de la recherche, de l’innovation et du risque ? Comment l’expliquez-vous ?

D.E. : Une société savante ne peut pas être résistante à l’innovation et à la critique sans que cela fasse des dégâts. C’est là la principale faiblesse de la France. Nous sommes un pays où des gens intelligents font des analyses magnifiques sur nos carences, nos potentiels, etc., mais agissent insuffisamment. Par ailleurs, lorsqu’une idée nouvelle se fait jour, trop nombreux sont ceux qui préfèrent dire : « Pourquoi le ferions-nous ? », alors que dans le modèle anglo-saxon, on dira plutôt : « Pourquoi pas ? » en encourageant la prise de risques. Par ailleurs, nos élites fabriquées au moule brident l’expression des personnes à l’imaginaire développé, pourtant force de propositions. Elles sont considérées comme des fâcheux. Il ne suffit pas de dire que les Français n’ont pas de pétrole mais des idées : encore faut-il leur donner l’autorisation de créer, de libérer leur imaginaire et savoir utiliser les méthodes de constitution et de gestion des banques d’idées. Une entreprise comme Sony sort quotidiennement deux à trois idées : 80 % d’entre elles partiront à la poubelle. On imagine mal la même chose chez nous. Nos dépôts de brevets sont de moitié inférieure à celle de nos compétiteurs et nous achetons des idées venant d’autres pays. Je suis convaincu qu’encourager la dimension créatrice des cadres et des employés en favorisant la coopération pour d’autres raisons que des échanges formalisés dans les intranets donneraient des résultats extraordinaires.

Philippe Conard, directeur de la recherche et du développement de Power service Alstom : 80 % des étudiants des grandes écoles et des grandes universités françaises souhaitent effectuer une partie de leur carrière à l’étranger, ce que nous considérons aujourd’hui comme une fuite des cerveaux. S’agit-il d’une diabolisation, d’une polémique politico-économique ou d’un vrai problème ?

D.E : Ces migrations savantes me paraissent tout à fait normales. Elles font partie de l’indispensable fertilisation croisée des savoirs.  Elles sont bénéfiques et devraient même être encouragées car les Français ne voyagent pas assez. Elles n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnelles. Les Suisses, par exemple, s’exportent plus que les Français. Le problème est d’ordre qualitatif. Que le fondateur d’eBay, un Franco-Libanais se soit installé en Californie me fait, par contre, plus mal au cœur que le départ de dix élèves dans le cadre du programme Erasmus. Il faut se demander pourquoi nos concitoyens ne reviennent pas et pourquoi nous n’attirons pas suffisamment les grands cerveaux des autres pays. Vous connaissez la réponse : c’est parce que notre pays ne sait pas investir pour attirer les plus créatifs, les plus entreprenants et les plus savants. Si demain la France offre des challenges de R&D stimulants, des réseaux et des moyens financiers, comme a su le faire par exemple la Corée du Sud, tout peut changer. Nous arrêterons aussi un gâchis financier car le départ à l’étranger de nos talents coûte beaucoup d’argent. Alors même que nous n’investissons déjà pas suffisamment dans l’enseignement supérieur, nos investissements dans la formation de nos chercheurs partent améliorer la rentabilité des centres de recherche étrangers

Éric Seuillet, directeur d’e-Mergences, société de conseil en prospective et innovation : N’a-t-on pas trop tendance au sein des entreprises françaises à avoir des équipes un peu trop spécialisées ? Lorsque l’on parle d’innovation, on se tourne plutôt vers la R&D, alors qu’il faudrait être beaucoup plus transversal, en associant des membres du marketing, des clients, etc.

D.E. : Je suis d’accord avec vous. L’innovation est liée à l’ouverture aux autres, à la transversalité, à l’ouverture et à l’intensité des échanges entre toutes les parties prenantes : R&D, marketing, personnel de l’entreprise, sous-traitants, clients, consultants, etc. Or, en France, les équipes sont encore trop cloisonnées : nos organisations doivent passer d’une logique fonctionnelle à une logique relationnelle. En outre, le processus d’innovation dans l’entreprise reste très stratifié faisant la part belle à la R&D, à l’élite pensante alors que les idées viennent de tous les horizons, des clients et des employés le plus souvent au sein de réseaux informels. On n’accepte pas qu’un ouvrier puisse inventer une bicyclette, une ouvrière un corset, tout simplement qu’un individu anonyme sorte une idée géniale. Je termine sur une anecdote. A l’occasion d’un concours d’idées un informaticien d’une petite société a découvert un bug dont la correction aurait permis d’améliorer un logiciel de gestion de façon spectaculaire. Or, plutôt que d’accepter de verser une récompense qui aurait été importante, le patron a refusé de corriger le bug.

A.de.B. : Vous privilégiez la fertilisation croisée. C’est le rôle en France des pôles de compétitivité sensés croiser recherche, PME et grandes entreprises. Mais leur fonctionnement est souvent fondé sur une hyperspécialisation locale, avec peu d’échanges entre pôles, sous la houlette de commissions d’experts, souvent autoproclamées et cooptées. Ce modèle est-il la meilleure façon de valoriser les idées nouvelles ?

D.E. : Nos pôles de compétitivité sont trop nombreux et me paraissent trop hexagonaux. Initialement, il n’était pas question de créer autant d’entités. Il importe de sélectionner des créneaux porteurs tournés vers l’exportation de biens et de services. Notre recherche ne me paraît pas assez orientée « Business », même si ce discours ne plaît pas toujours aux chercheurs.  Nous devons investir dans des réseaux savants sources de revenus et mettre fin à une vision nationaliste et corporatiste de la recherche, au plus mauvais sens du terme, et s’ouvrir sur l’international.

P.C. : En France, la majorité des exportations est assurée par une vingtaine d’entreprises du CAC 40. Les PME n’exportent guère alors qu’elles comptent nombre d’innovateurs. Elles n’ont pas la visibilité pour accéder aux marchés et ne sont pas en en position de prendre des risques toutes seules. Comment sortir de cette impasse ?

D.E. : Je ne suis pas convaincu que le nombre d’exportateurs soit si faible. Mais c’est vrai que les PME restent trop souvent isolées face à ces nouveaux enjeux. Le cabinet Oseo a réalisé une enquête indiquant que 67% des entreprises disent avoir des idées, mais qu’elles ne peuvent pas les mettre en œuvre faute de savoir-faire ou de moyens. Comment les aider ? Les portails socioprofessionnels sur internet offrent des possibilités de mutualiser des savoirs faire et de mobiliser des capitaux pour soutenir l’innovation. Par exemple, une association de fabricants de meubles s’est dotée d’un portail spécialisé pour échanger des idées, des connaissances, même en étant concurrentes, à la fois pour faire face à une commande importante d’un gros client et concevoir en coopération des gammes nouvelles de produits. Les PME qui investissent dans des accords de coopération avec des universités, des laboratoires ou avec d’autres PME possédant des savoirs complémentaires se développent bien mieux que celles qui restent isolées. Des laboratoires ont lancé en commun des « bourses des savoir » pour diminuer leur coût de R&D en posant des questions sur « qui sait quoi ? » sur Internet. Des « brokers » spécialisés proposent leurs services pour commercialiser des brevets sur les marchés mondiaux dont le potentiel est estimé à plus de 500 milliards de dollars d’ici à la fin de la décennie. Aider les PME à devenir de meilleur gestionnaire de leur capital immatériel, par exemple en les soutenant dans leur premier dépôt de brevet me paraît un objectif prioritaire.

C.D. : On peut être pris d’une sensation de vertige devant l’océan de problèmes que vous soulevez. Que faire ? 

D.E. : Je ne voudrais pas être trop pessimiste. Nous avons en France un fantastique réservoir de créativité qui ne demande qu’à s’exprimer. Mais il reste un immense effort pédagogique à faire pour expliquer que l’on ne conduit pas une politique économique du « quaternaire » avec les méthodes et les instruments d’une autre époque. Nous devons résoudre prioritairement un déficit d’innovation « exportable » mais surtout de commercialisation de nos savoirs. En outre, investir chez nous dans l’immatériel doit devenir une bonne affaire. C’est pourquoi nous devons développer une politique fiscale plus attractive, plus offensive, pour attirer les universités, les talents et les centres de R&D en France, comme d’autres pays ont su le faire. Propos recueillis par Catherine Lévi

Ce qu’ils en pensent

Eric Seuillet, directeur d’e-Mergences, société de conseil en prospective et innovation. « Nous sommes au pays de Descartes, rationnels et cartésiens. N’est-on pas bridés dès l’enfance par notre éducation et notre culture qui font que nous avons beaucoup de mal à nous exprimer, tout simplement à imaginer ? Les petits Français sont cocoonés, alors que les petits Américains sont très vite rendus autonomes, aptes à la prise de risques. »

Philipe Conard, directeur de la recherche et du développement de Power service Alstom. « Les laboratoires de recherche et les universités seront des pôles fédérateurs de l’innovation au service des grandes entreprises et les PME, à condition de mettre en place des partenariats transparents public/privé, de favoriser les co-développements internationaux et de s’accorder sur les secteurs industriels innovants. »

Amaury de Buchet, vice-président du cabinet FaberNovel Consulting.« Pour favoriser l’innovation qui résulte de la fertilisation croisée, il faut encourager la création de réseaux de connaissances pluridisciplinaires, associant des scientifiques, des artistes, des sociologues, des entrepreneurs, des développeurs et des représentants du monde associatif. Il s’agit de faire revivre des salons du XVIIIème siècle ! »

Christian Derambure, président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle. « La France souffre d’un manque de culture juridique abyssal.  Je le constate tous les jours dans mon métier. Or, sans propriété intellectuelle, l’idée est la ruine de l’innovateur. Un grand plan « Innovation et propriété intellectuelle » est indispensable dans notre pays. »

Précédent

Extraits de eBusiness Generation (1998)

Suivant

Les outils prédictifs, grand oubliés du plan numérique

A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

18 − 4 =

Voir aussi

4 − 2 =