J’ai décidé de limiter mes contributions dans les quotidiens, les blogs spécialisés mais aussi mon « Digital Campus ». Avant cela, avant de figer des années de réflexion sur les mutations imposées par les progrès des Infotechnos, avant cela, je me fais un dernier plaisir en ajoutant des textes et des contributions qui ont jalonné mes activités de ces quarante-cinq dernières années. Bonne lecture !

J’étais engagé depuis de longs mois dans l’étude approfondie d‘une propriété de l’entreprise virtuelle « l’Omniscience ». Je comptais finir sur cette exploration entamée vers la fin des années 80. C’était sans compter sur la malice d’un concept derrière lequel se cachait tout un ensemble de paradigmes socio-économiques complexes. Un matin, je reçus un journaliste envoyé pour une émission sur les impacts de ces fameuses TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Après quelques dizaines de minutes, mon interlocuteur, au détour d’une prise de vue, acheva notre entretien par la question suivante : « Mais, à long terme, où tout cela nous mène-t-il ? ». Où cela nous mène t-il !? C’était justement la question que je me posais depuis des mois au fur et à mesure que je compilais notes, études et dossiers sur la question. Pourtant, à mon propre étonnement, ma réponse a fusé tout de suite : « Nous allons vers un monde plus économe en énergie ». Ma réponse spontanée, intuitive, cristallisait tout le travail auquel je m’étais attelé des mois auparavant. Tout ce qui se passe dans l’actualité au jour le jour, tous les indices, toutes les données que je recueillais aboutissaient à cette idée force : le monde – poussé, forcé – devient économe en énergie et il utilise, pour cela, les propriétés de la dématérialisation, des réseaux et des savoirs transformateurs.

Vers la fin des années 1980, avec « l’Entreprise Virtuelle et les nouveaux modes de travail[1]« , j’apportais ma contribution à ce que je considérais comme le début d’une formidable et passionnante aventure technique, économique et sociologique. A l’époque surgissait un nouveau paradigme de la vie des affaires et du monde du travail qui se définissait par trois propriétés données à l’entreprise grâce à la diffusion généralisée des réseaux d’ordinateurs : L’ubiquité, la possibilité d’être virtuellement présent partout avec la déspécialisation des espaces de travail. C’était les débuts du télétravail. L’Omniprésence ensuite, qui permet la dérégulation des temps. On travaille d’où on veut mais aussi quand on veut. Propriété qui symbolise la rupture définitive de la frontière entre la sphère temporelle privée et professionnelle mais qui optimise aussi l’utilisation du capital de l’entreprise, à l’exemple des sites de prises de commandes ouverts 24 heures sur 24 sur Internet. Le don d’omniscience, enfin, d’où je tirerais, en 1993, le concept du « campus virtuel » permettant d’accéder à la connaissance en « juste à temps », à la demande. L’ensemble de ces trois propriétés caractérisant selon moi une entreprise en voie de devenir virtuelle.

D’autres ouvrages suivront qui aborderont ces problématiques de façon plus détaillée et sous des angles divers[2]. On ne peut pas dire que le concept d’entreprise virtuelle soit difficile. Pourtant elle fait encore l’objet d’une grande incompréhension. Emmanuel Delataille, animateur talentueux d’émissions économiques me présentait comme « l’inventeur de l’entreprise invisible », ça amusait. Tellement de parrains se sont penchés sur son berceau pour lui donner une définition que l’on ne sait plus trop ce qu’il faut en penser. Pour ma part, j’ai toujours soutenu que ce type d’organisation n’était pas « que systémique », c’est à dire composé d’entreprises en réseaux d’ordinateurs interdépendants, et qu’il ouvrait à une autre interprétation possible : Coopérer avec un partenaire pour créer de la valeur (au plan production), modifier sa chalandise (au plan commercial) en limitant les coûts de représentation, coopérer avec des écoles, des instituts, des entreprises disposant de pôles d’excellences (pour mobiliser économiquement de la matière grise nécessaire à son développement[3]). Une posture que je considère plus favorable aux échanges d’idées, à la créativité des individus, car ce qui crée de la valeur n’est plus la partie physique du travail mais la composante relationnelle de l’activité de chaque opérateur humain. Comme le souligne André-Yves Portnoff, accéder aux idées et aux connaissances devenait aussi vital que de disposer de matériaux rares ou même de capitaux car nos connaissances permettent de remplacer telle ou telle ressource qui ferait défaut[4]. D’où le développement des coopérations, conséquence logique du coût croissant du capital, de la matière grise et de l’obligation pour les entreprises de s’échanger des savoirs aux meilleurs coûts. Pourquoi revenir là-dessus !?

Tout simplement parce que ces trois dons sont devenus l’ordinaire de n’importe quel individu, de n’importe quel groupe d’individus. Tout internaute est désormais en mesure d’utiliser le don d’ubiquité pour voyager tout en restant immobile. Tout groupe de personnes peut être joint en permanence grâce aux technologies des mobiles. Des tas de gens entrent tous les jours dans la sphère d’accès aux connaissances « à la demande » grâce à la Toile. Voilà que fait irruption un « citoyen virtuel », l’internaute peuplant Netbrain, une planète immatérielle, numérique et savante. Aujourd’hui, grâce à la Toile un nombre sans cesse plus important de gens, de peuples, de nations peuvent bénéficier des retombées de ces dons donnés aux entreprises virtuelles : un immense potentiel d’économies des ressources s’offre à nous.

Restait un problème majeur. Malgré la qualité ou l’importance des réseaux en place, trop de réseaux d’entreprises existants se languissent dans des échanges protocolaires. Les dirigeants se posent la question de savoir comment mettre en branle ce mouvement brownien d’échanges d’idées et de savoirs indispensable à la créativité collective. Car l’affaire n’est pas simple. S’attaquer au « don d’omniscience » de l’entreprise virtuelle, c’est s’attaquer au rôle que jouent les réseaux savants dans la libération des échanges des connaissances, marchands ou non. C’est aussi s’interroger sur notre patrimoine intellectuel et les façons à la fois de le valoriser et de le protéger. Autant dire que j’ai pris mon temps pour identifier les enjeux clés d’une guerre économique qui ne dit pas son nom : Les batailles des Nations Savantes.

De nouveaux repères. Entrer dans le monde numérique de « Netbrain, les Batailles des nations savantes », c’est explorer les nouvelles formes de création de valeur. Mais surtout, de prendre conscience des mutations de nos référentiels socio-économiques traditionnels sous la triple influence de la croissance de l’économie immatérielle, du développement de la numérisation du monde et de la diffusion des réseaux de télécommunication. Faut-il ignorer combien la substitution progressive des biens tangibles par des biens numériques influence profondément nos modèles économiques ? Devons-nous contourner sans y prêter attention un espace virtuel où l’on échange économiquement des savoirs indispensables au progrès et à l’émancipation des sociétés et des hommes ? Au travers d’exemples simples et complets, je pose la question de savoir si nous allons encore ignorer longtemps les conséquences parfois surprenantes de ces mutations et leurs effets sur nos entreprises, sur nos vies personnelles et professionnelles ?

Un cycle d’éco-efficience d’un type nouveau. Nous sommes entrés pour de longues années dans un cycle d’éco-efficience rendu possible par la numérisation du monde. Nos modes de vie et de travail vont devoir bouger tout en préservant autant que possible nos conditions de vie et de confort. Un monde nouveau à la recherche d’économies. Dans « Netbrain, planète numérique Low cost », j’ai souhaité montrer comment la digitalisation du monde aurait des conséquences profondes et durables sur la formation des prix et l’intensité concurrentielle et quels seraient les comportements des internautes, citoyens d’un marché devenu mondial. Depuis quelques années, l’économie « low cost » fait sentir ses effets dans de nombreux pays sous la pression des pays émergeants. Ces derniers offrent un pouvoir d’argent supplémentaire aux acheteurs des pays dits « nantis ». L’internet favorise cette pandémie de l’économie « low cost » qui affecte tous les compartiments de nos activités. Les réseaux de la planète numérique, permettent à des millions de gens d’accéder économiquement à des biens inaccessibles autrement.

La société mondiale se la jouera « Low cost », par nécessité. Selon les auteurs spécialisés – pas toujours d’accord entre eux – une conception de l’économie du futur basée sur l’économie de moyens pourrait permettre de multiplier par quatre et plus nos capacités de recyclage et de production. D’entrée de jeu nous décrivons les multiples mécanismes qui permettront d’améliorer les performances de la vie « Low cost ». L’optimisation des ressources, mais aussi les marchés de seconde main (les enchères en ligne par exemple), les échanges non marchands (le troc) et enfin l’innovation vont agir profondément sur « l’éco-efficience » du futur. Il s’agit de consommer moins de matières premières tout en produisant autant de biens et de services.

L’économie des savoirs et des talents. Nos sociétés utilisent les réseaux afin de substituer les déplacements numériques aux déplacements physiques, l’immatériel au matériel, les biens numériques aux biens tangibles. Partout les savoirs désormais disponibles dans les réseaux contribuent à améliorer notre bilan énergétique, à réduire notre « empreinte écologique » c’est à dire nos consommations. Dans « Réseaux savants : Planète Fertile » je montre qu’Internet ne sera pas uniquement un « réducteur des coûts énergétiques ». Il sera aussi le moteur de l’économie des connaissances, le premier levier de la vente de nos savoirs pour peu que nous apprenions à leur donner une valeur marchande. En 1986, le fameux rapport du MIT sur les défaillances de l’Amérique en matière de développement technologique : intitulé « Made In America », avait eu un intense retentissement sur la classe dirigeante du pays[5]. Le rapport du MIT montrait que l’Amérique ne manquait pas d’atouts. Le problème était qu’elle ne disposait pas de mécanismes favorables à la valorisation de son immense capital immatériel pour le transformer en « business », pour passer de la recherche à la commercialisation. La France est aujourd’hui placée devant le même problème. Exporter les savoirs et les idées devient au moins aussi importants que d’exporter nos avions ou nos TGV.

Les savoirs transformateurs sont à la connaissance ce qu’est le pétrole à l’industrie pétrochimique, un composant de base, qui ne trouve sa vraie valeur ajoutée qu’après transformation. Il faut identifier les gisements d’informations importantes et savoir les transformer en connaissances à valeur ajoutée. Le savons-nous ? Comment redevenir une nation féconde et faire en sorte que nos entreprises le soient aussi ? Les savoirs constituent une matière marchande à forte valeur ajoutée, qui s’échangent ou se vendent avec les nouvelles « bourses des savoirs » mises en ligne un peu partout. Des savoirs qui se volent aussi. Autant de transformations de nos référentiels traditionnels qui nous imposent de faire évoluer notre perception de la révolution économique en cours.

L’économie des Idées et la concurrence des innovateurs. Le Forum de Davos 2006 avait pour thème « l’impératif créatif ». Lors de son discours d’ouverture, son fondateur, le professeur Schwab, a fustigé le mépris des idées et argumenté pour « une économie fondée sur les idées et la capacité à les mettre en œuvre »[6]. Tout le monde sur le pont ! Le rayonnement culturel de la France n’a jamais cessé de diminuer du fait d’un déficit de créativité. Au « siècle des lumières » la force de la langue française tenait à la force des idées qu’elle véhiculait. Aussi nous faudra-t-il avoir des idées, beaucoup d’idées, de la jeunesse, de la folie, un peu, et de l’audace, beaucoup. Nous devons redevenir le pays fertile du « siècle des lumières » pour féconder l’économie mondiale.

L’imagination de milliers d’internautes créatifs et savants féconde la planète. Au Sahel, grâce à la sono mondiale je puis, par la seule prévention, éliminer des maladies et des misères qui coûtent, sinon, des fortunes. Différemment, en Argentine, je puis reconvertir une agriculture qui détruisait les forêts en un marché du soja pour les besoins de la Chine. Cela et des millions de choses encore, sont rendues possibles grâce aux savoirs qui circulent dans les réseaux et qui permettent d’économiser d’immenses ressources matérielles. Plus d’un milliard d’individus sont en ligne avec la possibilité de tisser des collaborations, des relations plus ou moins suivies. Pour les internautes, le libre échange des idées et des savoirs sera la grande idée du siècle.

Les habitants de cette planète numérique et savante disposeront d’un pouvoir considérable, sans doute unique dans l’histoire. Certains comptent bien les utiliser pour « refaire le monde » et l’influencer durablement. Comment ? En utilisant les réseaux comme vecteur d’essaimage d’idées et de propositions, comme vecteurs d’échanges d’expériences et de recherches partagées. En repoussant les limites de l’économie et des rapports marchands traditionnels, en remettant en cause le rôle des monnaies, en redessinant la géographie de pays et en inventant collectivement des voies modernes aux modèles coopératifs, avenir du développement durable. En repensant fondamentalement comment utiliser cette nouvelle matière première que sont l’information et les savoirs pour en faire un « savoir transformateur ».

Dans un contexte de mondialisation des affaires et de concurrence exacerbée, de plus en plus de responsables d’entreprises européennes prennent conscience qu’ils doivent relever le défi est de l’innovation en favorisant la cross fertilisation ou la e. fertilisation grâce aux réseaux. Avec les réseaux savants, l’expression « brain drain » a été remplacée par celle de « brain circulation ». Une « brain circulation » qui fonctionne maintenant dans le sens ouest-est avec le retour de la diaspora et d’ingénieurs et chercheurs très qualifiés formés notamment aux Etats-Unis[7]. Les Etats-Unis qui, prenant conscience de ce glissement de l’innovation et de la dynamique vers l’est asiatique, se nourrissent de la qualité de ces ingénieurs binationaux pour concevoir et participer à des réseaux savants où les français sont des invités occasionnels. Cette réponse aux exigences de « créativité collective » ne se fera pas sans bouleverser les façons de penser le management d’hommes organisés en réseaux professionnels ni sans revoir les façons d’organiser l’accès à des ressources immatérielles de plus en plus partagées. Les entreprises devront absolument libérer et encourager les échanges d’idées dans les réseaux et gérer des processus de constitution des banques d’idées.

L’intensité des échanges sera le nouveau critère de productivité de l’économie immatérielle et de l’intelligence en action. Après des décennies d’étude sur les facteurs de productivité du travail et du capital, les sociétés modernes vont devoir s’interroger sur les bonnes pratiques relatives à la productivité des échanges. Les méthodes de production d’idées et de création de valeur ajoutée conjuguée n’ont rien à voir avec les méthodes connues de productivité. Cette valeur dépendra de la qualité des relations établies par les porteurs de talents, dans et hors de l’entreprise avec leurs partenaires et ses clients. Dans l’entreprise en réseau nous passons d’une logique des fonctions à une logique de la relation.

En matière de R&D, les règles du jeu changent. Il nous faut admettre que la recherche c’est du « business » ! Les universités deviennent productrices de valeur. Le marché des licences représentera plusieurs milliards de dollars dans moins de vingt ans. Avec ses licences, l’University of California System produisait en 1991, près de 19 millions de dollars en royalties. Cinq ans plus tard, en 1996, ce chiffre montait à plus de 63 millions de dollars, suivi de Stanford qui alignait la même année presque 44 millions de dollars. Nos universités, nos « usines à savoir », sont désormais soumises à la concurrence internationale. Nos entreprises alliées des universités et des scientifiques doivent accepter de produire de l’innovation marchande. Nous devons devenir de vrais producteurs d’idées qui attirent les meilleurs talents puis des « commerçants » des savoirs afin de rentabiliser le fruit de nos innovations.

Une évolution majeure des avantages comparatifs entre nations et entreprises est en cours. Si nous ne nous réveillons pas, nos compétiteurs vont aller démarcher nos clients, nos partenaires, nos fournisseurs avec des idées nouvelles, des projets de développement, des entrepreneurs de talents, de l’argent. En France les investissements vont continuer à se raréfier lentement faute de projets. Nos enfants iront voir à l’étranger si leurs idées et leurs énergies ne peuvent pas être mieux employées. Alors que la compétition fiscale bat son plein, des sociétés importantes continueront à déplacer subrepticement leurs sièges sociaux dans d’autres capitales en nous laissant quelques vestiges. De plus en plus d’entreprises iront faire leurs marges et les dépenser à l’étranger, pendant que des représentants du peuple se chamailleront, toujours et encore, pour savoir pourquoi notre bourse est vide et nos emplois plus rares.

La fracture numérique des entreprises n’est pas que technologique. Les acteurs de la Netéconomie n’y sont en rien innocents alors que beaucoup trop de nos dirigeants n’en comprennent pas encore les ressorts. Ils mettent notre futur en perte de chance. Un nombre encore trop important d’entreprises n’est pas préparé à la numérisation de l’économie. Dans une civilisation où le signe domine peu à peu la matière, ils sont des centaines de millions déjà, enfants, femmes ou hommes terminaux, qui se lèvent et se couchent devant un écran qui ferment l’accès à leur vie sociale et professionnelle en suivant ce curieux processus consistant à appuyer sur « démarrer », afin « d’arrêter » leur ordinateur. Pourtant, ces générations du numérique ne trouvent pas dans leurs entreprises, auprès de leurs dirigeants, les outils et les pratiques qui font déjà l’ordinaire de leur vie. L’avance de la société civile sur les institutions et les entreprises devient générale. Pourquoi ce qui passionne des millions de jeunes gens et des internautes précurseurs n’affecte-t’il que marginalement le fonctionnement des entreprises ? Ces outils du lien social, déjà largement utilisés dans notre société, ne le sont pas dans trois entreprises sur quatre selon un sondage engagé en 2003 par Eurotechnopolis Institut et l’Institut de Gestion,[8]. Lorsque les entreprises mettent, difficilement, en place des groupwares et autres logiciels collaboratifs, des millions de jeunes et de moins jeunes utilisent déjà des jeux virtuels en ligne où ils se défient, discutent, se battent (ou font semblant), gagnent des points, des territoires, des armes ou des dons magiques, qu’ils vendent, échangent ou utilisent au gré du jeu. Les blogs sont déjà partout là où, dans les entreprises, l’on discute encore de savoir si libérer la parole (et l’écrit) n’est pas un risque incontrôlable. Les forums sont l’ordinaire de la vie des internautes et la téléphonie sur la Toile regroupe plusieurs millions d’utilisateurs mais on tremble chez nos dirigeants de l’audace d’une société civile sans « ingénieur système ou ingénieur sécurité ».

Passer de l’entreprise agile aux produits agiles. Si les compétitions à venir se déplacent vers les capacités des organisations à inventer encore faut-il aussi mettre rapidement en œuvre leurs idées. La performance d’une société, d’une entreprise agile, se mesure par sa capacité à passer de l’idée à l’action. Pas question de voir nos scientifiques, nos créatifs, s’enliser dans des organisations lourdes incapables de réactivité. Nous sommes en guerre de l’intelligence. Une « guerre » ne fait pas dans la dentelle. Il faut cesser de mener une guerre des biens immatériels comme on dirige une administration. Aux Etats-Unis, en février 2006, Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense des États-Unis, déplorait dans un discours devant le Conseil des Relations étrangères, la bureaucratie trop lourde de son gouvernement, incapable de travailler efficacement avec les technologies d’aujourd’hui. Pour illustrer une déficience dangereuse selon lui, le chef du Pentagone a comparé les États-Unis à « un magasin Five and dime (vieux magasin de détail) dans un monde où règne eBay ». Le collaborateur du président Bush mettait le doigt sur la vétusté d’une machine gouvernementale qui fonctionnait principale-ment sur un horaire de huit heures par jour, cinq jours par semaine, alors que la guerre de l’information se déroule 24 heures par jour, sept jours sur sept.

Les nouveaux conflits de souverainetés. Dans « Les Batailles des Nations Savantes », j’embarque mes lecteurs sur le champ des batailles à venir qui opposeront violemment les partisans de l’économie des biens numériques communs et ceux des biens numériques privés. J’ai rédigé, parfois avec la rogne de celui qui voit l’accident arriver sans pouvoir y faire grand chose, une chronique sur le devenir de l’économie et de la marchandisation des savoirs. Une économie des contenus dont nous risquons à tout moment de nous faire « exproprier » par les opérateurs détenant le monopole de la distribution et des échanges des biens numériques.

Nous sommes face à des milliards d’euros de contrefaçon, des milliards d’euros de licences détournées, des milliards de droits des biens communs tombés dans l’escarcelle de sociétés privées, des milliards d’euros de R&D qui s’investissent ailleurs qu’en France, des milliards d’euros cumulés de formation de scientifiques français partis enrichir des sociétés étrangères. Nous perdons nos positions dans une netéconomie dont nous n’avons pas compris suffisamment tôt l’influence qu’elle aurait sur notre destin collectif. Idéalistes s’abstenir. La compétitivité pour s’emparer des ressources de matière grise et des réseaux savants nécessaires à l’économie des savoirs ne sera pas moins âpre que celle que nous avons connue pour s’approprier des matières premières ou conquérir des territoires.

Il est difficile de se faire une idée précise des multiples changements qui accompagnent le passage d’une économie matérielle à une économie immatérielle. D’une transition qui remplace chaque fois que possible les biens matériels par des biens numériques. Nous avons essayé de planter des repères, des exemples imagés qui facilitent la découverte de la nature de cette transition qui affecte jusqu’à nos modes de vie et de consommation. Nous avons été ambitieux en espérant avoir clarifié quelques unes des multiples zones d’ombres d’un sujet que vous découvrirez comme moi, très complexe. À tout moment vous serez à même de vous demander si vous êtes une entreprise fertile. Je vous proposerai aussi de réfléchir à la confusion qui me paraît dangereuse entre idées et innovations, entre formation supérieure et innovations. Un paquet de grosses têtes ne fait pas un groupe innovant. Cette confusion entretenue entre l’innovation et la production d’idées me paraît dangereuse. Ce sont les idées qui « allument » les innovations, pas l’inverse. Cette simple observation vous le verrez à des répercussions considérables sur les méthodes utilisées pour gérer des processus d’idéation devenus collectifs.

En conclusion, ce livre vous offre une planète où, à tout moment, vous serez à même de vous demander si vous êtes une entreprise fertile, un cyber-citoyen imaginatif. Pour la première fois dans l’histoire humaine, la coopération massive d’individus de toutes origines à travers le temps et l’espace est soudainement facile et économique. Devenu auto-producteur, l’internaute substitue à l’image du spectateur ou du téléspectateur passif, l’image d’un individu qui entre en action ou en réaction aux histoires du monde. Les internautes deviennent, pour une part croissante d’entre eux, les acteurs d’une société numérique de nature libérale. La Toile désenclave les individus de beaucoup d’inhibitions. Elle permet l’échange et le partage des opinions, la confrontation aussi. Les cyber-citoyens forment l’essentiel des « réseaux d’affinités » qui agissent de façon concertée pour se constituer en une communauté, un réseau social et professionnel spécifique. Ces réseaux savants débordent largement les frontières naturelles de l’entreprise et des régions pour constituer des communautés d’expertises transnationales plus ou moins formelles. Elles deviennent de véritables puissances économiques et politiques et n’hésitent pas à envisager de constituer de toute pièce un pays virtuel pour y défendre leurs intérêts. Dans la conduite des affaires de ce monde là, la politique des territoires traditionnelle devra être associée à une politique par projets. Ce brassage des idées et des propositions en tous genres qui pour certains ressemble au chaos devient pour d’autres autant d’opportunités à saisir. Disposer d’Internet c’est mettre un pied dans l’économie du 21eme siècle qui favorise et facilite grâce à la puissance des télécommunications, les réseaux d’affaires qui, autrefois, ne concernaient qu’une petite élite économique et politique. Ils développent une économie coopérative basée sur les rapports relationnels afin de créer une richesse utile à tous et à chacun.

Vingt cinq ans après avoir lancé un voyage vers l’entreprise virtuelle, nous avons choisi de vous proposer d’occuper massivement une nouvelle « Terra incognita », Netbrain. Une planète numérique et savante qui offre aux plus vifs et aux plus audacieux un nouveau monde à faire fructifier. La France va devoir identifier, développer et défendre les facteurs clés de son rayonnement face à des concurrents qui, grâce aux réseaux savants, entrent, eux aussi, dans l’économie des « savoirs transformés ». Car nous ne serons pas seuls dans cette compétition ! Les réseaux savants se sont mis au service de l’économie des connaissances qui devient le moteur des « pôles positions » à prendre dans le concert des nations. A la sortie de ce livre sur l’économie des biens numériques vous ne verrez plus, vous ne lirez plus, vous n’interprèterez plus de la même façon les nouvelles d’un front invisible : Celui de la bataille des nations savantes.

Denis Ettighoffer An 2000

[1] Paris, Editions. Odile Jacob, 1992 ; Editions d’Organisations 2000.
[3] Voir « Méta-@rganisations »  Paris, Village Mondial, 2000, 
Prix Turgot du meilleur livre d’économie
[4] André-Yves Portnoff a co-rédigé La Révolution de l’intelligence 
(éd. Science & Techniques, 1983-1985), premier ouvrage francophone analysant 
l’entrée dans une nouvelle ère où ces facteurs, les connaissances, les talents 
mais aussi les valeurs, les passions, deviennent plus déterminants que les 
ressources physiques et financières qui avaient dominé la Révolution 
industrielle.
[5] Edité en France par InterEditions, Paris, 1987
[6] Jean-Pierre Robin, Le Figaro du 8 janvier 2006.
[7] Un peu plus d’un quart des étudiants sont revenus au pays d’origine en 25 ans
[8] On trouve les messageries, l’accès à internet, et les moteurs de recherches.
 Mais pas les téléréunions, les forums de discussions, encore peu les portails 
employés, les communautés de travail, le bureau virtuel, l’utilisation des blogs,

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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