Ce n’est pas la théorie de la relativité ou la mécanique quantique qui mènent le monde… de l’entreprise. Non ! La vie de bureau dépend de principes plus terre à terre. Pourquoi le serveur tombe-t-il toujours en panne au plus mauvais moment ? Comment tant d’incompétents peuvent-ils se hisser en haut des organigrammes ? Pourquoi le temps manque-t-il toujours pour terminer les projets ? Parce que notre vie dans l’entreprise est soumise à des lois d’airain vieilles comme la vie en société. En voici dix. Toutes ont en commun qu’il est quasi impossible de s’y soustraire…

La loi d’Illich – « Au-delà d’un certain seuil, l’efficacité humaine décroît, voire devient négative » Ivan Illich est surtout connu pour ses travaux en matière d’éducation. Mais ce n’est pas sa seule contribution au progrès de l’humanité. Il a été le premier à remarquer que la vieille loi dite « des rendements décroissants » – connue depuis Turgot et les économistes classiques – s’applique aussi à l’activité humaine. Qu’ont constaté ces pionniers ? Qu’en doublant la quantité de travail agricole on ne double pas la quantité de blé produite. Et que, plus on approche d’une certaine limite, plus il faut ajouter de travail pour obtenir toujours moins de blé supplémentaire. Au-delà, on entre dans la zone dite des rendements décroissants. Illich considère qu’il en va de même pour l’être humain : au-delà d’un certain seuil, son efficacité finit par devenir négative.

> Application : Stakhanov et ses adeptes ont certes noté que, plus on subit de pression, plus on est performant. Certaines personnes ne travaillent jamais aussi bien que sous stress. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un certain point. Au-delà, toute dose de stress supplémentaire sera contre-productive.

La loi de Pareto –« 20 % des clients rapportent 80 % du chiffre d’affaires ». L’économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923) a été le premier à remarquer que la répartition des revenus dans la société n’était pas équitable. Il a constaté que 20 % de la population concentrait 80 % des revenus. Après lui, d’autres économistes ont vérifié que ce principe de répartition était valable dans d’autres domaines. « Dans tout groupe de choses contribuant à un effet commun, la majeure partie de l’effet est attribuable à un nombre relativement faible de ces choses », a confirmé Joseph Juran.

Application : Si l’on en croit le bon marquis de Pareto, les services commerciaux devraient s’occuper exclusivement des 20 % de clients qui rapportent les quatre cinquièmes de son chiffre d’affaires à l’entreprise. L’ennui, c’est que par ailleurs, et toujours selon le bon marquis, 20 % des clients sont à l’origine de 80 % des réclamations, coups de fil, plaintes et ennuis en tout genre. S’il s’agissait des mêmes, tout irait pour le mieux. Mais ce n’est évidemment pas le cas. Le même raisonnement vaut pour les salariés. Certes, 20 % d’entre eux abattent 80 % du boulot… Mais comme 20 % d’entre eux apportent également 80 % des ennuis, et que ce ne sont pas les mêmes, le DRH n’est guère mieux loti que son directeur commercial. La vie est mal faite.

La loi de Murphy – « La tartine tombe toujours sur son côté beurré » S’il existe plusieurs manières de faire quelque chose et que l’une d’elles est susceptible d’engendrer une catastrophe, on peut être certain qu’il se trouvera quelqu’un pour la choisir… Voilà ce qu’Edouard A. Murphy, ingénieur à l’US Air Force, déclara innocemment un beau jour de 1949. Une des expériences qu’il supervisait nécessitait l’utilisation de seize capteurs accrochés en divers endroits du corps d’un soldat-cobaye. Il y avait deux façons d’accrocher les capteurs. Une bonne et une mauvaise. Quelqu’un réussit à installer simultanément les seize capteurs dans la mauvaise position. C’est alors que Murphy formula la fameuse loi, qui allait lui valoir une gloire internationale…

> Application : La loi de Murphy, ou « loi de l’emmerdement maximal », est peut-être la plus grande découverte du xxe siècle dans le champ des sciences humaines. Qu’on en juge : tous les automobilistes voient bien que la file d’à côté avance plus vite. Tous les grands voyageurs ont remarqué que l’hôtesse sert toujours le café juste avant que l’avion n’entre dans une zone de turbulences. Et tous les responsables de communication savent bien que ce qui est susceptible d’être compris de travers est toujours compris de travers. Enfin, selon la loi d’Archimède-Bell, quand on plonge un corps dans une baignoire, le téléphone sonne !

La loi de Gauss – « La répartition d’une population « normale » peut être représentée selon une courbe en cloche » Né en 1777 dans le duché de Brunswick (Allemagne), Carl Friedrich Gauss fut un véritable génie des mathématiques. Entre autres découvertes, on lui doit une constatation très simple. Dans une population donnée (les salariés d’une entreprise, des haricots dans un sac, etc.), si on classe les individus selon une caractéristique (leur taille, leur poids, leur QI, leur niveau de compétence), on s’aperçoit que, plus on s’approche de la moyenne sur le critère considéré, et plus il y a d’individus. Plus on s’en éloigne, et moins il y en a. Aux deux extrémités, il n’y a presque personne. La représentation graphique de cette réalité s’appelle une courbe de Gauss et prend la forme d’une cloche.

Application : La courbe de Gauss est bien pratique pour représenter la réalité d’un marché. Sur le marché de la chaussure, les clientes qui chaussent du 35 ou du 43 vont, par exemple, se retrouver placées en dehors de la cloche, à chacune des extrémités de la courbe. Faut–il pour autant se désintéresser de leur sort au prétexte qu’elles sont peu nombreuses ? On a déjà vu (loi des 20/80) que 20 % d’une population donnée est susceptible de causer 80 % des ennuis. Il y a fort à parier que ces 20 %-là sont justement les « extrémistes » de la courbe de Gauss…

Principe de Peter – « Dans une hiérarchie, chaque employé tend à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence » Lorsque Laurence J. Peter énonça pour la première fois son fameux « principe », en 1969, il déclara sans modestie vouloir fonder rien moins qu’une nouvelle science : la « hiérarchologie » ou « science de l’incompétence au travail ». La suite prouva que son projet n’avait rien de présomptueux tant l’incompétence gagne du terrain dans les appareils politiques, les administrations, les armées, les syndicats, les églises ou les états-majors des entreprises. Les constatations empiriques sur lesquelles se fondait Peter étaient les suivantes : dans une organisation quelconque, si quelqu’un fait bien son travail, on lui confie une tâche plus complexe. S’il s’en acquitte correctement, on lui accordera une nouvelle promotion. Et ainsi de suite jusqu’au jour où il décrochera un poste au-dessus de ses capacités. Où il restera indéfiniment.

> Application : Le « principe de Peter » a deux importants corollaires. D’abord, dans une organisation, le travail est réalisé par ceux qui n’ont pas encore atteint leur niveau d’incompétence. Ensuite, un salarié qualifié et efficace consent rarement à demeurer longtemps à son niveau de compétence. Il va tout faire pour se hisser jusqu’au niveau où il ne sera plus bon à rien !

Variante de Dilbert – « Les entreprises affectent les incompétents là où ils feront le moins de dégâts : aux postes de direction » Dilbert, vous connaissez ? C’est l’anti- héros de cette BD best-seller, où le monde de l’entreprise marche sur la tête. Scott Adams, son papa, n’est jamais resté assez longtemps dans une entreprise pour devenir franchement incompétent. Pourtant, en la matière, il en connaît un rayon. Il a ainsi remarqué que les entreprises avaient trouvé la parade au principe de Peter évoqué plus haut : nommer les incompétents aux postes de direction. Pour les empêcher de faire trop de dégâts sur le terrain. Dans le monde de Dilbert, les « chefs » ne travaillent donc pas. Ils font semblant. Au chapitre « Comment tuer le temps à un poste de direction », Dilbert propose les solutions suivantes : rebaptiser son service, redistribuer les bureaux, animer des groupes de travail, réaliser de belles présentations avec des camemberts, etc. Le fin du fin étant évidemment de faire faire son propre travail par ses collaborateurs. Et à leur demande, encore !

> Application : Plus une entreprise grandit, plus elle engage des médiocres aux postes de direction. Tout simplement parce que les cadres en place – arrivés au sommet selon le principe de médiocrité ascensionnelle décrit plus haut – n’aiment pas qu’on leur fasse de l’ombre. Du coup, les incompétents restent entre eux.

La loi de Parkinson – « Une tâche nécessite toujours tout le temps dont on dispose pour l’effectuer » Soyez honnête : vous arrive-t–il souvent de ne pas utiliser tout le délai dont vous disposez pour un travail ? Cette « loi » a été énoncée en 1958 par le professeur C. Northcote Parkinson littéralement sous la forme suivante : « Work expands to fill the time available for its completion. » Cela signifie que, si un manager a dix personnes sous la main pour exécuter une tâche dont pourraient s’acquitter cinq personnes en une semaine, vous pensez, arithmétiquement, qu’il en aura fini au bout de deux jours et demi. Eh bien, non. Il rajoutera ce qu’il faut de complications, réunions, consultations pour que le chantier dure effectivement une semaine à dix personnes.

> Application : Nous connaissons tous de ces chefs de projet qui brassent de l’air pour justifier leur existence. Nous avons tous également constaté que le fait d’ajouter des ressources supplémentaires – intérimaires, consultants extérieurs – pour accélérer un projet aboutit à l’effet inverse et le retarde plus encore. Ce sont là deux manifestations de la loi de Parkinson. Également dénommée « loi des grands projets informatiques »…

La loi de Moore – « Le nombre de transistors par circuit de même taille double à prix constants tous les dix-huit mois » Cofondateur de la société Intel, Gordon Moore avait affirmé dès 1965 que le nombre de transistors par circuit de même taille allait doubler, à prix constants, tous les ans. Il rectifia par la suite en portant à dix-huit mois le rythme de doublement. Il en déduisit que la puissance des ordinateurs allait croître de manière exponentielle, et ce pour des années. Il avait raison. Sa loi, fondée sur un constat empirique, a été vérifiée jusqu’à aujourd’hui. Il a cependant déclaré en 1997 que cette croissance des performances des puces se heurterait aux environ de 2017 à une limite physique : celle de la taille des atomes. D’ici là, nos ordinateurs seront environ 1 500 fois plus puissants qu’aujourd’hui !

> Application : Qu’un PC acheté en 2003 soit à la fois cinq fois moins cher, dix fois moins lourd, cent fois plus puissant et beaucoup plus ergonomique que notre premier ordinateur, cela ne fait aucun doute. Mais il y a un corollaire à la loi de Moore, dont les vendeurs de hardware ne parlent jamais : c’est que tout ordinateur devient obsolète… au plus tard le jour de son déballage. Et aussi que, plus on ajoute de fonctionnalités à un ordinateur, plus on augmente la probabilité des « bugs ».

Le paradoxe de Solow – « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité » En 1987, Robert Solow, Américain et prix Nobel, énonça son fameux paradoxe, selon lequel l’informatique serait partout, sauf dans les statistiques de productivité. En d’autres termes, le progrès technique apporté par les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’aurait pas autant d’impact sur l’ensemble de l’économie que les précédentes révolutions industrielles, qui ont dégagé d’importants gisements de productivité, eux-mêmes à l’origine de longs cycles de croissance (les fameux Kondratieff).

> Application : Pas la peine d’être prix Nobel pour voir un ordinateur sur chaque bureau. Or, pour provoquer une catastrophe, il suffit d’avoir un ordinateur… Et les catastrophes ne sont pas bonnes pour la productivité.

La loi de Metcalfe – « L’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ceux qui l’utilisent » Robert Metcalfe est l’un des inventeurs de la norme technique qui donna naissance au réseau internet. En affirmant que la valeur d’un réseau croît de manière exponentielle en fonction du nombre de ses utilisateurs, il donna aux dot.com en quête de capitaux des arguments en or. A l’époque dorée du développement de la bulle internet, n’importe quel jeune boutonneux nanti d’un site web doté d’un peu de trafic pouvait lever autant de fonds que la croyance des investisseurs dans les calculs de Metcalfe le permettait. Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel…

Application : Cette « loi » n’est peut-être plus opérante en matière de levée de fonds. Mais elle touche d’autres domaines. Prenons la gestion des personnalités difficiles. Tout manager sait que la capacité de nuisance de trois « emmerdeurs » isolés est faible. Mais avec trois emmerdeurs en réseau, attention ! De même pour la longueur des réunions : elle croît de manière exponentielle en fonction du nombre de participants. Et l’efficacité ?

Dossier proposé par Stefan Raducanu, revu par votre serviteur

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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