Le « reengineering » ou « business process reengineering » ne fut pas une véritable révolution pour ceux des organisateurs qui depuis longtemps se battaient pour lancer de véritables projets d’organisation qui ne soient pas le nième schéma directeur informatique (qui d’ailleurs n’aboutissait pas deux fois sur trois). Ceux qui attendaient de pouvoir se mettre sérieusement au travail faute du feu vert de leur direction informatique ou de leur direction générale, ou qui plus prudemment, lançaient des rénovations organisationnelles pragmatiques et « soft » furent pris de court lorsqu’arriva la déferlante des modèles anglo-saxons. Elle accompagnait l’internationalisation de certaines compagnies : on pouvait enfin obtenir des gains de productivité avec un bon mélange d’informatique et de remise en question des organisations obsolètes.

Les innovateurs constatent que tout concept un peu novateur met très longtemps à s’infiltrer dans les organisations. Des dizaines d’années peuvent être nécessaires. Ce qui revient à dire qu’une innovation technologique peut-être fulgurante alors que certains usages de cette dernière peuvent attendre très longtemps avant de faire bouger une organisation. Dans « les dix leçons pour louper sa bureautique » nous mettions en évidence cette singularité selon laquelle pour louper un projet de modernisation d’un service il suffisait de se dire que si la « techno » pouvait, tout le reste suivrait. Les rythmes des investissements, qu’ils soient d’un an ou de trois, ne sont pas calés sur la capacité d’absorption des systèmes sociaux qui font l’objet d’opérations de réorganisation. Il n’est plus possible aujourd’hui d’imposer une innovation quelconque sans l’accord des utilisateurs des systèmes d’informations.

On sait que l’écoute d’un marché est à l’origine des deux tiers des innovations réussies parce que les idées sont développées chez ou avec les clients[1]. Ce phénomène est identique dans l’entreprise : les gens sont prêts à suggérer, à proposer des innovations organisationnelles parfois majeures. Mais ils n’ont plus d’interlocuteurs, sinon des chefs de services et une informatique débordée. Ce rôle doit revenir à une fonction spécifique dont les objectifs doivent surtout être redéfinis aujourd’hui.

Combien d’utilisateurs d’Internet savent que le réseau des réseaux a plus de vingt ans ? La « techno » est là mais les pratiques sociales et culturelles feront qu’il ne se déploiera vraiment qu’au début du siècle prochain. Il a fallu plus de cinquante ans avant que les découvertes d’Ampère sur l’électricité fassent l’objet d’applications significatives. Les consultants reconnaissent que la diffusion des réseaux d’ordinateurs a relancé un extraordinaire challenge pour repenser les façons d’organiser les entreprises et ses fonctions les plus vitales. Mais la raison toute prosaïque qui va relancer les métiers de l’organisation sera le constat que le coût de transformation des organisations reste bien plus élevé que celui des investissements techniques. S’apercevoir que ces coûts peuvent représenter jusqu’à quatre fois celui du poste de travail fait réfléchir les directions d’entreprises. Pour peu que certaines aient eu la curiosité de faire le calcul de leurs dépenses cumulées sur les trois dernières années rapportées au nombre de personne concernées dans leur entreprise, on peut être certain qu’elles ne refuseront pas l’idée d’associer un organisateur à la réduction du coût des transformations de leurs organisations.

A contre-courant des logiques projets « stop and go » qui rythment les avancées en matière d’organisation, l’enjeu pour une entreprise moderne est de créer une attitude de la rénovation permanente. Le fait de relancer, d’arrêter, de reprendre sous d’autres intitulés des projets réchauffés chaque année, le fait d’y nommer des responsables qui changent souvent, n’arrange personne et surtout pas l’ambiance ni les résultats. Dans les organisations où le personnel n’est pas habitué à remettre en question tous les matins ses façons de travailler, toute innovation technico-organisationnelle devient à la fois un calvaire pour tous et un gouffre pour les finances. L’objectif pour les organisateurs va être de mettre les entreprises en situation d’adaptation permanente afin de limiter les dépenses de modernisation des structures. Trois grands facteurs ont constitué des freins à l’investissement dans l’innovation organisationnelle

– L’utilitarisme général issu pour une bonne part d’une logique néo-tayloriste a constitué des freins importants à toute initiative originale. La difficulté de mesurer le retour sur investissement selon les critères classiques. La manière dont les entreprises ont profité des NTIC dépend dans une large mesure de la façon dont les dirigeants ont « interprété » leurs apports selon qu’il s’agissait d’automatiser les tâches ou d’en profiter pour revaloriser et requalifier leurs organisations. Le fait que le pouvoir informatique était aux mains de technologues n’a pas arrangé les choses.

– Le conflit opposant les tenants de la thèse de la « déqualification » des personnels et du chômage engendré par les NTIC et les tenants des mécanismes compensatoires de la « revalorisation » des travailleurs. Personne ne pouvait l’emporter mais les coûts d’accompagnement et d’apprentissage des organisations ont cru rapidement et dans de telles proportions que tout investissement en NTIC bloquait sur les coûts de la (ré)organisation.

– L’existence d’une technophobie plus ou moins politique, plus ou moins opportuniste. Jacques Chaize dans l’introduction de son ouvrage « La porte du changement s’ouvre de l’intérieur[2] » relate une petite anecdote qui illustre bien le problème. Premier plan, l’utilisation d’un camescope pour améliorer l’ergonomie d’un poste de travail dans un atelier. La caméra servait de moyen d’analyse et de discussion pour ajuster le poste de montage. Second temps, viennent des visiteurs qui, à la vue du dispositif qui leur est présenté par l’employée concernée, se renfrognent. Explication, une initiative du même genre dans leur usine a failli faire l’objet d’une grève générale, le personnel accusant la direction de vouloir surveiller les postes pour sanctionner les opérateurs trop lents… Et de rappeler que les premières machines à vapeur de Denis Papin et les premiers métiers à tisser furent détruits ou brûlés.

Pourtant, malgré cela et beaucoup d’autres avatars, le progrès a avancé quand même. Mais il était naïf de croire que le progrès technique se suffirait à lui-même sans un sérieux projet d’organisation. Un schéma directeur informatique sur deux présente des insuffisances graves. Son exposé des motifs relève de quelques clichés à la mode puis s’attaque au quantitatif, c’est à dire au recensement des besoins des services, au point qu’un service d’achat ferait aussi bien l’affaire. Résultats, au bout de quelques mois de travail, en cas de conflit, on ne sait plus arbitrer correctement les priorités. L’économie d’un projet d’organisation bien réfléchit constituera une faille majeure pour les entreprises qui entrent dans le troisième millénaire. Nous le verrons plus loin, plutôt que la transformation de celles existantes, la création de nouvelles formes d’organisations sera un facteur de compétitivité clé.

Les NTIC formidable levier de transformations structurelles à condition « d’inventer l’organisation qui va avec ». Chaque fois la même histoire se répète.  C’est le travail sur l’organisation qui fait le succès. Lorsque les japonais enfoncèrent le marché américain face au trois grands de l’industrie locale qu’étaient Général Motors, Ford et Chrysler, ce sont leurs organisations de la fabrication (juste- à- temps, autonomie et flexibilité des tâches) qui fit la différence. Ce n’était pas un problème strictement technologique tout était dans la façon d’organiser l’entreprise.

Sans projet d’organisation, l’informatique se contente de coller aux procédures classiques sans grande imagination. Michael Hammer et James Champy, auteurs de « Le reengineering[3] », racontent qu’une équipe d’IBM Credit qui s’interrogeait de savoir pourquoi une demande de financement demandait entre six et quatorze jours décidèrent de suivre eux même une demande. Elle mit en route un dossier et le suivit de service en service. Elle demanda simplement que chaque opérateur concerné par le processus traite sa part de travail immédiatement. A l’arrivée, elle constata que la totalité du temps de traitement du dossier n’était que de quatre-vingt-dix minutes. La durée du processus représentait le temps nécessaire pour transmettre le dossier entre services. (Page 39/Bridges).

Si les NTIC peuvent donner un avantage compétitif aux entreprises, elles ne peuvent le faire à elles seules. Elles doivent servir un dessein stratégique clair. La technologie est un levier et seulement un levier qui doit bénéficier d’un point d’appui solide. On peut faire tourner un important système informatique sans jamais avoir obtenu grand-chose en retour. Les usines à gaz sont légion. Les directions informatiques ne peuvent admettre qu’un consultant veuille limiter leur budget afin de les voir passer à un stade plus qualitatif de leur développement. Comme par ailleurs les directions générales ne veulent pas d’un directeur informatique qui se mêle de stratégie… c’est le statut quo.

« Inventer l’organisation qui va avec », ce slogan inspiré de celui d’un grand constructeur automobile européen qui lui parlait « d’inventer la vie qui va avec », symbolise parfaitement le problème actuel des entreprises et de l’ensemble des organisations en général. La puissance de feu technologique n’est rien sans des stratégies adaptées, sans des façons de penser le fonctionnement des entreprises différentes de celles qu’elles étaient. Il nous faut inventer la vie qui va avec la virtualisation des organisations, la mutation des chaînes de la valeur, les façons de faire des affaires grâce aux réseaux électroniques.

Il est évident que la qualité de cette inventivité aura des répercussions sur la qualité de nos organisations et de leurs performances. Nous avons ces dernières années inventé un nouveau langage banalisé dans notre société. La contagion de l’informatisation désormais galope. L’ensemble des actifs doivent défendre leur capacité à créer des richesses en disposant des meilleures organisations et des meilleurs outils pour rester compétitifs. On croyait, sans doute un peu naïvement, qu’il suffirait de diminuer le coût des équipements pour résoudre le problème prix/performance, seulement voilà on avait un peu vite oublié qu’il fallait rénover les organisations qui vont avec.

Jusqu’ici, les poussées de fièvre technologique ont été absorbées tant bien que mal. Cette capacité d’absorption se réduit. Les entreprises exigent une maîtrise qualitative des répercussions des technologies sur les organisations. En reléguant dans l’ombre les héritiers de Fayol et de la rationalisation des activités de services, les informaticiens n’avaient qu’à inventer les applications qui allaient avec les ordinateurs. Aujourd’hui leurs descendants doivent imaginer de nouveaux modèles d’entreprises et d’organisations. Subie ou voulue la diffusion des NTIC ne s’affranchit plus d’un minimum de réflexion anticipatrice sur leurs impacts. Tant qu’à inventer la vie qui va avec, on invente l’organisation qui va avec… les applications ! Avoir un bon produit ou un bon service ne suffit plus. Le formidable challenge du cabinet américain Andersen Consulting, qui s’est totalement impliqué dans la mise au point de l’organisation de la production et de la distribution de la Smart, en acceptant de toucher des honoraires en fonction des résultats des ventes, illustre parfaitement le mouvement en cours. Il donne une place croissante à la qualité de l’organisation en tant que facteur clé de succès. Nos entreprises vont se rénover, oui, mais parfois en faisant appel à des kits organisationnels. La révolution à venir est que l’on va acheter et vendre de plus en plus d’organisations performantes « clé en main », des organisations compétitives. (La suite dans Mét@organisations, les modèles d’entreprises créateur de valeur. Village Mondial. Prix Turgot 2000.

[1] Dr von Hippel du Massachusset Institute Technology, Technologies et Sociétés, Pierre Levi, Mac Kinsey

[2] Calman-Levy 1994

[3] Le reeninereering, Hammer et Champy, Dunod, Paris, 1994, traduit de Reengineering the Corporation, Collins Publishers 1993.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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